Entreprises à mission : un nouveau souffle pour les achats
Depuis l'instauration du modèle par la loi Pacte en 2019, de nombreuses sociétés à mission fleurissent en France. Un nouveau genre d'entreprise qui, pour répondre à ses objectifs sociaux et environnementaux, invente une nouvelle façon de concevoir les achats. Une transformation inspirante !
Je m'abonne580 : c'est le nombre de sociétés à mission qui existent aujourd'hui en France, selon la Communauté des entreprises à mission. 580 entreprises qui ont intégré dans leurs statuts une raison d'être, comme le prévoit la loi Pacte. "Les sociétés à mission constituent un nouveau modèle d'entreprise qui permet de mettre au coeur de son modèle d'affaire et de gouvernance des objectifs sociétaux et environnementaux. Ces derniers sont choisis en fonction de l'histoire de l'entreprise, de son secteur, etc... et engagent la société à mission", précise Anne Mollet, directrice générale de la Communauté des entreprises à mission.
Des objectifs RSE au coeur de la gouvernance
En effet, l'entreprise à mission a pour obligation de mettre en place un dispositif de gouvernance spécifique, le comité de mission, chargé du suivi de l'exécution de la mission, ainsi qu'une évaluation tous les deux ans par un organisme tiers indépendant des objectifs statutaires. A noter par ailleurs que la loi Pacte précise que la raison d'être doit être l'expression de l'utilité sociétale de l'entreprise. "Les entreprises à mission dépassent la notion de responsabilité et se posent la question de leur utilité", précise Eirik Steen, responsable du pôle "Entreprises à mission" chez Prophil. Des contraintes qui obligent souvent les entreprises à mission à redéfinir leurs achats pour répondre aux objectifs qu'elles se sont assignées.
Donner du sens
Tout d'abord, il peut être pertinent de se demander quel est l'intérêt de devenir une entreprise à mission et de s'imposer toutes les contraintes que ce modèle induit. Il s'avère que ce sont justement les contraintes que la plupart des dirigeants d'entreprise à mission apprécient ! "Inscrire les objectifs de mission dans les statuts redonne du sens. Et publier notre premier rapport de mission nous a obligé à entrer dans une démarche de progrès intéressante", témoigne Emery Jacquillat, pdg de Camif. Les entreprises qui s'imposent cette démarche ne sont pas devenues des entreprises engagées uniquement à partir du moment où elles ont inscrit dans leurs statuts leur raison d'être ; elles l'étaient souvent avant. Mais devenir une entreprise à mission leur a permis d'aller plus loin.
"L'intégration d'objectifs environnementaux et sociétaux dans la raison d'être de l'entreprise et dans sa stratégie induit un changement de paradigme : on ne traite pas les sujets RSE pour être en conformité ou pour éviter un risque mais pour être aligné avec la stratégie de l'entreprise. Ce qui permet de prendre des décisions courageuses en termes de sourcing local et/ou durable", observe Marion Kulczycki, présidente de M-Kare, société de conseil en RSE et achats responsables. Il est vrai qu'une démarche d'entreprise à mission doit être soumise à l'accord des actionnaires, puisqu'elle est écrite dans les statuts ; elle s'inscrit donc pleinement dans la stratégie de l'entreprise. "Il s'agit d'une réelle transformation, sur le long terme, à la différence de la RSE, qui ne franchit que rarement les portes des conseils d'administration", analyse Eirik Steen.
Autre avantage de devenir une société à mission, rapporté par Anne Mollet : se différencier vis à vis de ses clients mais aussi des candidats. Emery Jacquillat rapporte en effet que de nombreux collaborateurs ont rejoint l'entreprise parce qu'elle était société à mission. La raison d'être des entreprises à mission et les objectifs associés donne du sens aux collaborateurs, un élément de plus en plus important pour les salariés. Et cela est d'autant plus vrai que le modèle des entreprises à mission oblige à intégrer les collaborateurs : le comité de mission doit comprendre au moins un salarié. Par ailleurs, les dirigeants définissent bien souvent la raison d'être en consultant les employés. C'est ce qu'a fait Romain Roy, fondateur et CEO de Greenweez, qui a travaillé pendant un an sur la définition de la raison d'être avec les collaborateurs.
La brique achat, essentielle à la réalisation de la mission
Et les achats dans ce modèle ? Martin Richer, président et fondateur de Management & RSE, dit ne pas avoir vu beaucoup de missions qui incluaient les achats. "Une entreprise à mission doit choisir ses combats en fonction de ses impacts, afin de réduire les impacts négatifs et améliorer les impacts positifs. Or, les entreprises à mission étant pour la plupart de petites entreprises de service, l'impact des achats y est moindre", constate-t-il. En effet, le 5e Baromètre de l'Observatoire des sociétés à mission (arrêté au 31 décembre 2021), révèle que 78,8% des entreprises à mission oeuvrent dans le secteur des services.
Mais si dans ces entreprises, les achats ne sont pas au coeur de la raison d'être, ces derniers ne sont pas délaissés pour autant : "L'entreprise à mission se donne des objectifs sur un combat précis qu'elle va mener. Les achats n'y sont pas toujours directement présents mais pour ces entreprises, les achats responsables sont souvent déjà embarqués dans une stratégie RSE 360 degrés robuste", explique Eirik Steen qui constate de plus que la brique achat vient souvent s'ajouter de manière cohérente à la mission, les fournisseurs étant fréquemment des partenaires dans la réalisation de la mission.
En effet, même dans les entreprises où les achats ne font pas partie de la mission, ces derniers restent incontournables. "Acheter est non seulement un acte économique mais c'est aussi un acte moral : en achetant, on exerce sa responsabilité. Or, quand on est une entreprise à mission, on se pose la question de sa responsabilité et donc, comment, par ses achats, on étend sa responsabilité à l'économie", pense Pierre-Antoine Colas, directeur du groupement d'achat Le Cèdre, qui estime que, même quand les achats sont annexes, ils restent importants pour la mission de l'entreprise.
Ce n'est pas Angéline Rideau, qui a écrit un mémoire de recherche consacré à la contribution des achats à la performance des sociétés à mission, qui le contredira : un questionnaire qu'elle a soumis à 147 entreprises dans le cadre de son mémoire révèle que 94% d'entre elles considèrent comme essentielle l'amélioration de la relation fournisseur. Et 75% rapportent que le statut de société à mission a eu des impacts sur le département achat : définition d'objectifs de performance achats extra-financière (3 entreprises sur 4), impact sur la politique et la stratégie achats...
Un cahier des charges plus éco-responsable
En effet, les directions achats des entreprises à mission sont obligées d'évoluer pour être en accord avec la raison d'être de la société et ses différentes missions. Ainsi, au sein de Camif, les chefs de produit se sont transformés en chefs de projet pour ne plus seulement acheter des produits mais en développer de nouveaux, en accord avec la raison d'être de la société : moins hybrides pour penser au recyclage, contenant moins de produits chimiques, etc. "Aujourd'hui, plus de 50% de notre offre est exclusive, co-conçue avec nos fournisseurs", rapporte Emery Jacquillat. Autre évolution : les fournisseurs locaux sont désormais privilégiés. La société a ainsi renoncé l'année dernière aux produits achetés hors Europe. "Cela touche l'électroménager et le mobilier de jardin, il a fallu trouver des alternatives en France ou en Europe", indique le pdg.
Développer les compétences des collaborateurs
Pour réussir cette transformation, le personnel a été formé, et surtout sensibilisé aux enjeux RSE via des rencontres avec des eco-organismes ou encore des experts de l'économie circulaire. Dans son mémoire de recherche, Angéline Rideau pointe en effet la nécessité d'assurer le développement des compétences des collaborateurs, notamment pour qu'ils intègrent tous les enjeux du développement durable dans leurs activités. "Il convient aussi d'intégrer des critères de performance extra-financière dans les rémunérations variables des acheteurs, pour garantir la cohérence de leurs actions avec la mission de l'entreprise", écrit-elle. Au-delà de cette sensibilisation, il est nécessaire que des outils viennent épauler les équipes achats dans leur transformation. Camif a par exemple défini un référentiel par matériau, typologie de produit, sur lequel il est possible de s'appuyer pour concevoir de nouveaux produits et surtout définir les cahiers des charges.
Marion Kulczycki note en effet que les cahiers des charges des entreprises à mission vont plus loin en termes d'éco-responsabilité ou de traçabilité. "Il s'agit de rechercher un impact positif et notamment la réduction des inégalités et/ou des émissions de gaz à effet de serre. Les enjeux de développement durable sont au même niveau que les fonctionnalités". Ainsi, chez Greenweez, les critères d'origine, d'emballage, etc... sont remontés dans les cahiers des charges, la société souhaitant privilégier les fournisseurs français et européens ainsi que les packagings zéro déchets et recyclables. Au sein d'Anaïk, qui fabrique des objets promotionnels, l'évolution de la direction achats a aussi porté sur la traçabilité, les sociétés à mission étant obligées de fournir des rapports de mission. "Nous remontons désormais jusqu'aux usines de rang 4, annonce Frédéric Delloye, CEO de Anaïk. Cela nous permet d'avoir un contrôle de la qualité et de la conformité".
Redéfinir la stratégie achats
Au-delà des évolutions des process et d'organisation, la stratégie achat doit être redéfinie pour être en harmonie avec la mission. Angéline Rideau invite dans son mémoire de recherche à inscrire les enjeux de la durabilité dans la politique achats, en précisant par exemple l'obligation de pratiquer les achats de manière éthique, la démarche d'innovation de l'entreprise (recours à l'éco-conception, l'économie circulaire...), la volonté de préserver son écosystème (implantation locales des fournisseurs, partenariat long-terme, entreprises inclusives...), la nécessité d'évaluer la performance RSE des fournisseurs, et d'une manière générale l'obligation de considérer les enjeux du développement durable dans les pratiques achats.
Pierre-Antoine Colas pense en effet que la transformation de la direction achats doit être précédée d'une réflexion sur ses besoins et les actes d'achat les plus justes pour y répondre. "Il est important de prendre ce temps de réflexion pour ensuite être attentif à ce qu'on achète et à ce qu'on négocie", estime-t-il. Angéline Rideau propose d'utiliser l'analyse du cycle de vie ou l'éco-conception mais aussi de favoriser l'économie de la fonctionnalité (privilégier l'usage à la possession) pour mener ses réflexions sur la définition du besoin. Quant à Marion Kulczycki, elle invite à inclure dans la démarche toutes les parties prenantes, allant du directeur des opérations au chef de produit en passant par la finance.
Une nouvelle relation fournisseurs
Ce qui transparaît derrière ces nouvelles stratégies et organisation achats, au sein des entreprises à mission, c'est une nouvelle relation fournisseurs. "Le premier élément clé dans les achats est la qualité de la relation. Nous pensons qu'il est essentiel de développer des relations commerciales justes et vraies dans lesquelles on ne cherche pas à s'accaparer la plus grande part de valeur", souligne Pierre-Antoine Colas. Ce qui veut dire chercher non pas à négocier la meilleure ristourne mais à établir des partenariats durables dans le temps. "Les entreprises à mission se préoccupent aussi des petits fournisseurs, des fournisseurs régionaux, des éco-labels..., ajoute Louis de Lamaëstre, directeur des marchés au sein du Cèdre. Et sont présentes quand des fournisseurs traversent des situations compliquées".
Des entreprises qui se soucient de leurs fournisseurs sont aussi là pour les aider à se transformer. Ainsi, Anaïk, qui réalise désormais un double audit social et environnemental de ses fournisseurs accompagne aussi ces derniers dans des plans d'amélioration : une façon de ne pas juste exiger d'eux de nouveaux critères environnementaux mais de leur permettre de les atteindre. Toujours chez Anaïk, une jeune ingénieure met au point avec des producteurs dans les Hauts de France des produits dans de nouvelles matières comme le lin ou le coton recyclé. Ce souci de la relation fournisseur permet en effet de construire un partenariat différent, de confiance, qui rend possible la co-innovation.
C'est ainsi que Camif a pu mettre au point un matelas fabriqué à partir de matelas recyclés. "Un tel projet, sur lequel nous avons travaillé 4 ans, bouscule en interne mais aussi notre filière, nos fabricants : ce n'est pas rien de travailler pendant 4 longues années sur un nouveau produit, complètement exclusif", reconnaît Emery Jacquillat. Mais il remarque aussi que les fournisseurs veulent aller au-delà du "made in France" et proposer des produits innovants, originaux, bons pour la santé et/ou l'environnement. "Nous challengeons nos fournisseurs sur l'innovation durable mais ils apprécient car cela leur permet d'être concurrentiels sur le sujet et de répondre aux questions qui leur seront posées demain", avance le pdg de la Camif.
Un partenariat gagnant/gagnant en somme. "La relation fournisseurs est plus intéressante, on ne parle plus seulement prix et contrat. Cela donne du sens au métier d'acheteur qui innove davantage", résume Marion Kulczycki. Elle invite les entreprises classiques à adopter une démarche hybride d'évaluation des fournisseurs : une approche conformité via des questionnaires pour la masse et une démarche de partenariat inspiré des entreprises à mission pour les filières stratégiques. S'inspirer des entreprises à mission pour l'organisation des directions achats permettrait en effet à ces dernières d'être plus performantes.
Dominique de Beaufort, directeur des achats MAIF : "Devenir entreprise à mission nous donne plus de poids vis à vis de nos fournisseurs"
Entreprise à mission depuis 2019, la MAIF a défini cinq objectifs. Parmi lesquels promouvoir le développement de modèles d'entreprises engagées dans la recherche d'impacts positifs. Un objectif que Dominique de Beaufort, directeur des achats, poursuit via un travail d'évangélisation auprès des fournisseurs. "La direction des achats est en contact avec l'extérieur et peut amener d'autres sociétés à aller dans la direction d'un mieux commun", raconte-t-il. Dès 2018, l'entreprise avait déjà rédigé une politique achat RSE et une charte des achats RSE était mis en annexe de tous les contrats. Mais, à en croire Dominique de Beaufort, "devenir entreprise à mission nous donne plus de poids vis à vis de nos fournisseurs, nous pouvons être plus exigeants sur certains critères". Ainsi, les appels d'offre de la MAIF concernant les travaux d'aménagement de leurs locaux imposent que les chantiers soient propres et le matériel réutilisé. En interne aussi, les critères RSE ont désormais plus de poids : "Des critères spécifiques RSE ont été mis en place et nous suivons le volume d'achat RSE que nous pilotons aujourd'hui", précise Dominique de Beaufort. Une réflexion plus globale sur les achats a été menée sur les objets publicitaire avec les collaborateurs qui en utilisent afin de réduire leur consommation : le budget a été divisé par trois, la production locale est favorisée et les cadeaux immatériels préférés. L'entreprise a aussi pour ambition de travailler davantage avec des entreprises du secteur adapté. Ce sont finalement les achats dans leur ensemble qui évoluent.