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L'achat de masques, une véritable épopée

Publié par Aude Guesnon le - mis à jour à
L'achat de masques, une véritable épopée
© ©Sinisa Botas - stock.adobe.com

La quête de masques et son parcours semé d'embûches, racontés par Fabrice Picardi, directeur des achats, commande publique & juridique de la Région Centre-Val de Loire et directeur du GIP Approlys Centr'Achats.

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Vous êtes lancé dans une course aux produits sanitaires et notamment aux masques, en quoi cet achat est-il totalement hors norme?

Tout ce qui est du domaine de la santé ne relève, normalement, que de l'Etat et non pas des collectivités. Cette compétence n'est pas la nôtre mais face à la réalité, c'est à dire que les autorités ne sont pas en mesure de fournir les équipements nécessaires, certains Présidents de Région ont saisi leurs services achats pour approvisionner leur territoire. Mais les masques, par exemple, sont des achats très techniques car ce sont des produits qui doivent répondre à des normes européennes précises. L'environnement normatif n'est, en outre, pas aligné au niveau international. La plupart des masques sont produits et achetés en Chine... or les normes chinoises ne sont pas les mêmes qu'en Europe ou aux USA. Il a fallu transposer un certain nombre de ces normes (chinoises) pour acheter et, lors du débarquement de notre première livraison, l'assouplissement qui a permis un pont entre les normes a fait l'objet d'une publication au JO le jour même (6/04/2020)

Il a fallu acquérir un début de compétences techniques sur les EPI et produits médicaux que les acheteurs dans nos collectivités (qui n'achetaient pas ces produits auparavant) n'ont pas sur ces domaines et ce, dans un temps très limité.

Et surtout... il s'agit d'achats faits à l'international

Fabrice Picardi

L'essentiel de ces marchés français est structuré autour des distributeurs en France, avec des relais allant jusqu'à la production majoritairement localisée en chinoise. Ce qui a fait de nous, non plus des acheteurs du secteur public, qui avons une compétence nationale, mais des acheteurs à l'international. On achète donc en Asie, mais aussi en Suisse, en Allemagne. Et essentiellement en Chine. Avec de nombreux critères sous-jacents assez risqués car on ne les contrôle pas...

En premier lieu, il faut s'assurer de la fiabilité de la production. Vérifier que les produits sont aux bonnes normes, mais aussi s'assurer des processus de production: l'entreprise est-elle bien qualifiée, homologuée, l'unité de production est-elle en conformité avec notre environnement règlementaire ; un seul exemple comment vérifier la règlementation sur l'interdiction du travail des enfants? Il faut ensuite faire face à des risques logistiques puisque l'on part d'un distributeur français qui lui même passe par plusieurs intermédiaires. Et qui dit beaucoup d'intermédiaires, dit aussi chaîne financière plus risquée...

Il faut également prendre en compte les différences culturelles; les codes culturels. En Chine, le business est une opportunité. Lorsqu'une Région affirme qu'elle s'est faite voler sa commande de masques, c'est probablement avec une vision très européenne. Nous considérons, nous, que lorsqu'un acompte a été payé, les produits nous appartiennent. En Chine, la commande n'est verrouillé que si quasi 100% de la sommes est payée. Si vous n'avez avancé que 30 % à un chinois et qu'une opportunité se présente à lui pour un paiement à 100%, et que dire d'un paiement à 110%, le meilleur offreur emporte la marchandise. Le business et les accord avec un Chinois n'est valable qu'à un instant T, qu'il faut savoir et pouvoir verrouiller.

Et malheureusement, comme nous sommes dans l'urgence, les directions achats n'ont pas eu le temps de contrôler, d'auditer tout ce qui aurait dû l'être en amont par des benchmarks, des audits, des visites sur site, etc. Les temps ont été restreints par l'urgence de la crise et un contexte politique : à qui pourra adresser les besoins des citoyens le plus vite possible !

Bref, il s'agit d'achats complexes, internationaux, dans une environnement contraint (pénurie), avec une forte pression politique et où les risques à prendre ne sont pas circonscrits.

Vous avez quitté les achats à l'international pour la commande publique en 2017... est-ce que cette expérience vous a permis d'être plus à l'aise?

On peut dire que mes 25 ans d'expérience en achats et logistique à l'international ont créé des réflexes qui permettent d'absorber une partie des risques, mais tout cela doit être recontextualisé. Nous sommes sur un marché pénurique, chaotique et l'expérience n'est pas une garantie de réussite. Il y aussi un facteur chance très important, car le chemin est pavé d'embûches.

Prenons l'exemple d'une commande d'un million d'unités. Je fais le sourcing le lundi. Le mardi, je trouve le produit, le mercredi je paie un acompte de 50% ou 60 % aux chinois pour m'assurer d'être livré. L'avion devait partir le vendredi.... La Russie décide de fermer l'espace aérien et les ponts entre Shangaï et l'Europe se voient réservés pour des commandes des Etats. La marchandise est finalement débarquées de l'avion, pour être redirigée vers Zhengzhou, à 1000km au nord de Shangaï. Afin d'éviter d'être pré-empté par l'Etat, elle a transité par Francfort. Il a fallu 3 jours pour la dédouaner à l'aéroport Charles-de-Gaulle. En temps normal, il y a neuf bureaux de douane à l'aéroport mais les capacités ont été réduites avec peu de personnes la nuit, ou le dimanche dans un contexte très tendu. J'ai été livré en 13 jours, soit 8 jours de plus que prévu. Et sur les trois camions qui devaient apporter les masques jusqu'ici, l'un est tombé en panne à 800 mètres du Hub de CDG...

Il arrive aussi que les avions soient annulés comme cela m'est arrivé ce matin (le 22 avril, date de l'interview - NDLR). Je n'ai donc pas été livré. Il y a aussi les soucis de capacité de tonnage des aéroports. L'aéroport de Shanghai, qui a pourtant déjà passé sa capacité de tonnage à 150% n'est encore pas suffisante. Ce matin, il y avait 4km de queue de camions en attente de rentrer sur l'aéroport pour récupérer les marchandises

Il y a un facteur chance et, qui dit coups de chances, dit aussi coups de "pas de chance...."

Globalement, sur plus de 5 millions de masques commandés, 4 millions ont déjà été livrés en Région en 4 semaines, soit depuis les premiers pas de sourcing.

Tous les fournisseurs sourcés se sont-il révélés fiables?

Il faut jongler avec leurs compétences. J'ai un fournisseur qui m'a livré un million de masques de très bonne qualité, tous identiques et super bien conditionnés mais il utilise un circuit logistique international très compliqué et livre lentement. J'en ai un autre qui ne connaît pas le milieu médical mais qui maîtrise très bien sa supply chain et il nous a livré en 10 jours...mais le premier lot était composé de colis éventrés, de paquets différents les uns des autres, etc. En temps normal, je n'aurais pas accepté cette livraison. Sa deuxième livraison était parfaite.

Lire la suite en page 2 : Le déconfinement se profile.... mais comment être certains que les normes d'aujourd'hui seront celles de demain? - Et que fait la Région pour assurer la survie de son écosystème?


 
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