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Comment rater son appel d'offres : le conflit Mediapro / Ligue de Football Professionnel vu par un acheteur

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Comment rater son appel d'offres : le conflit Mediapro / Ligue de Football Professionnel vu par un acheteur
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Aussi important et/ou médiatique que puisse être votre projet, quelques basiques du métier d'acheteur vous éviteront bien des soucis. Alexis Viart, consultant achat chez Enabling Procurement et Derin Condon, juriste spécialiste du droit du sport nous livrent leur analyse de ce dossier...

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Tout avait si bien commencé... 29 mai 2018, au siège de la Ligue de Football Professionnel (LFP), le champagne est de sortie. L'appel d'offres pour les droits de retransmission de la ligue 1 et de la ligue 2 vient de prendre fin et la direction de la LFP jubile. Il faut dire que le résultat est historique, en effet, le milliard d'euros tant désiré est atteint. Une augmentation de 60% par rapport au précédent appel d'offres et c'est le groupe Sino-espagnol Mediapro ; inconnu du grand public Français, qui remporte les lots principaux. Du côté des perdants, le groupe Canal+, acteur historique et partenaire du football français depuis plus de 30 ans, ne remporte aucun lot.

Deux ans plus tard, le tableau a bien changé. Faute d'abonnés et de ressources suffisantes, Mediapro refuse de régler le second versement de 172 millions d'euros et menace de faire de même pour le troisième, mettant les clubs dans une situation intenable. Comment a-t-on pu en arriver là ? Ce fiasco aurait-il pu être évité ?

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cet appel d'offres en termes d'achat, il faut prendre en considération le contexte. Le modèle économique des clubs de football au niveau mondial, et d'une manière plus importante encore en France, est basé essentiellement sur ces fameux droits de retransmission. En moyenne, près de la moitié des recettes des clubs français proviennent des versements des diffuseurs. L'enjeu de cet appel d'offre est donc fondamentalement lié au business model du football. Et cela, les diffuseurs l'ont bien compris. En quelques sortes, nous pouvons considérer ici que Mediapro est à la fois fournisseur et acheteur. Toutefois la logique de la consultation du marché et les analyses reste inchangées. Afin de mener à bien son appel d'offres, la LFP s'est fait accompagner d'un cabinet d'avocat spécialisé dans le sport business. L'objectif était de "créer une tension inflationniste". Les dirigeants de la ligue souhaitent surfer sur une hausse de la popularité du football français avec notamment l'arrivée de joueurs stars comme le Brésilien Neymar. Ils ont donc pris la décision d'anticiper l'appel d'offres et ainsi profiter du calendrier pour faire monter les enchères.

Une question de timing

On sous-estime souvent l'importance du calendrier quand l'on prépare son appel d'offres. Les échéances sont bien souvent contraintes par le rétroplanning du projet dont l'appel d'offres n'est qu'un jalon parmi d'autres menant à l'objectif final. Toutefois, le timing a son importance lorsque l'on parle de consultation de marché car il peut servir à saisir une opportunité comme c'était le cas ici, ou encore par exemple à profiter d'une baisse des coûts de matières premières. Il peut également être utilisé pour éviter ou diminuer un risque, en laissant passer un contexte défavorable. Sur le principe, il semblait donc intéressant pour la LFP d'avancer cet appel d'offres pour saisir l'opportunité. Cependant, cela ne doit pas se faire au détriment des autres éléments.

Estimer son marché

1 milliard d'euros ! L'objectif était clair pour la LFP. Comme un slogan, les instances du football français voulaient dépasser cette barre symbolique et rejoindre la cour des grands avec nos voisins anglais (2.6 mds €) et espagnols (1.14 mds €). Malheureusement, la ligue 1 ; même avec Neymar, n'est pas la premier league anglaise et ses 250 millions de fans à travers le monde. Dès 2018, des voix s'élevaient déjà pour indiquer que ce chiffre d'un milliard d'euros était probablement surestimé. L'histoire leur donne raison aujourd'hui.

Il convient donc d'estimer le plus précisément possible le marché que l'on met en jeu car il doit être en phase avec la réalité économique. Sous-estimer le marché et vous vous priverez des meilleurs fournisseurs et des meilleures opportunités. Surestimer au contraire et vous créerez une bulle spéculative autour de votre appel d'offres dont l'explosion pourrait avoir de graves conséquences.

Mettez-vous à la place des dirigeants de Mediapro durant le lancement de l'appel d'offres : "Si vous voulez gagner c'est 1 milliard !". Même sachant à ce moment-là que le business model ne serait pas tenable, quelle stratégie choisir ? L'estimation du marché est très régulièrement négligée car bien souvent, on se base sur l'existant. Cette logique du "on prend les mêmes et on recommence" a du sens dans des industries stables et matures, bien qu'elle empêche souvent toute remise en question et challenge du besoin. L'estimation quantitative du marché doit prendre en compte des éléments qualitatifs parfois complexe comme le contexte ou les perspectives. Il faut être très vigilant à ce que les objectifs soient en lien avec la réalité économique.

Lire la suite en page 2: Evaluer ses fournisseurs


Evaluer ses fournisseurs

Ce n'est pas un hasard si l'appel d'offres de la LFP a été remporté par un nouvel arrivant. Les acteurs historiques au premier rang desquels Canal+ et Bein Sport sont restés conservateurs en proposant des offres plus en lien avec la réalité du marché. Altice, qui avait pourtant créé la surprise en remportant les droits des compétitions européennes n'a même pas fait d'offres. Peut-être et même très probablement avait-il senti ce qui allait se dérouler. Inconnu en France, Mediapro ne l'était pas chez nos voisins européens, mais pas forcément pour de très bonnes raisons. En Italie par exemple, la ligue de football a retiré les droits qu'elle avait attribués au groupe espagnol faute de garantie suffisante sur leur solidité financière. Ironie de l'histoire, cette décision est intervenue... en mai 2018. Vous avez dit timing ?

Nous observons depuis plusieurs années une volonté croissante des entreprises ; souvent grandes, de s'assurer de la bonne santé et de la pérennité de leurs fournisseurs. Cette démarche qui est entrée dans les moeurs doit servir de contrepouvoir quand cela s'avère nécessaire. L'acheteur se doit de rester factuel et de s'extraire du caractère subjectif et des pressions extérieures. Un fournisseur en mauvaise santé financière doit bien sûr vous alerter immédiatement. Facile à dire lorsque l'on parle d'un dossier aussi médiatisé ou lorsque votre patron a décidé qu'il était le meilleur...

Mediapro peut-elle négocier à la baisse sa promesse, quelles solutions pour la LFP ?

Pour répondre à cette question, il est important de comprendre le contexte juridique dans lequel s'inscrit cet appel d'offre. Afin de gérer les compétitions professionnelles, La Fédération Française de Football (FFF) est agréée à exécuter par le biais du ministère des Sports une mission de service public. De plus, l'article L132-1 du Code du sport prévoit que la FFF peut créer une ligue professionnelle pour gérer les compétitions professionnelles de football.

Ainsi, la LFP est la détentrice exclusive de ces droits, la plaçant au coeur des négociations. Etant donné que la LFP est délégataire de l'exécution d'une mission de service public, cette dernière bénéficie d'un régime plus favorable dans l'exécution des contrats qu'elle signe avec les entreprises privées, mettant Mediapro dans une situation juridique complexe lui laissant peu de marge de manoeuvre. Par principe, un marché signé par deux parties ne peut être modifié ou suspendu sans nouvelle procédure de mise en concurrence. La seule solution possible serait d'invoquer les circonstances imprévues de façon à modifier "la nature du marché". Bien que la Covid-19 présente des circonstances imprévues, il serait difficile de convaincre le législateur du bien-fondé de la demande puisque la cause réelle n'est pas la pandémie mais plutôt le faible nombre d'abonnés et le business model.

Les achats au coeur de la stratégie

Il est vrai que cet appel d'offres regroupe de nombreuses actions "à ne pas faire". Toutefois, il serait réducteur de jeter la pierre à la seule fonction achat. Tout ce qui est préconisé dans cet article relève des basiques. Mais parfois le contexte, les objectifs des uns et des autres et l'importance des enjeux peuvent prendre le pas sur le bon sens du métier. L'occasion de constater une fois de plus que la fonction achat doit être un point central de la stratégie dans tous vos projets.

Les trois points à retenir lorsque l'on prépare son appel d'offres :

- Utiliser le calendrier pour saisir une opportunité ou réduire un risque

- Estimer votre marché le plus finement possible en collant à la réalité économique.

- Evaluer vos fournisseurs pour assurer la pérennité de votre business model.

Par Alexis Viart, consultant achat chez Enabling Procurement, et Derin Condon, juriste spécialiste du droit du sport.

 
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