"L'acheteur doit avoir un esprit de partenariat et d'entrepreneuriat" (Damart)
Mahmoud Sadik est à la tête des achats industriels de Damart. Un poste hautement sensible dans un secteur très concurrentiel et sur un marché des matières premières volatil. Dans un tel contexte, il a repensé sa direction achats et joue la carte du partenariat fournisseurs.
Je m'abonneVous êtes à la tête de la direction des achats industriels de Damart. Quel est le portrait de votre direction ?
Il existe au sein du groupe deux directions achats : la direction de l'offre et la direction des achats industriels. Les deux ont été créées simultanément. La direction de l'offre est en charge des produits finis et met en place les collections internationales. La direction industrielle, dont je dépends, se compose d'un pôle achats supply chain et d'un autre finances / informatique. Mon portefeuille d'achats est très large : de la fibre (indirect) aux fils (direct), en passant par la sous-traitance jusqu'aux accessoires et packaging. Mon équipe s'est étoffée depuis un an. Nous venons notamment de recruter en avril dernier un ingénieur qualité fournisseurs et plus récemment une acheteuse spécialisée venant du secteur du BTP. Cette équipe d'acheteurs a été formée sur le pilotage des achats et le sourcing fournisseurs. Mais aussi sur les KPI's, le suivi des fournisseurs avec les contrats-cadres, etc. Tout cela pour une meilleure transversalité interentreprises, en créant une équipe de support.
Comment travaille votre direction achats ?
Nous achetons la matière première pour nos fournisseurs et nous pilotons l'outil industriel de Damart en Tunisie. [NDLR : en 2008, Damart a transféré son usine manufacturing à Zriba, en Tunisie]. Nous gardons cet outil de production pour conserver la maîtrise de notre technique. C'est également une garantie de confidentialité. En effet, Damart est une des rares enseignes à gérer l'intégralité de sa chaîne de fabrication, depuis la création jusqu'à la commercialisation de ses produits en B to C ou B to B. C'est une réelle force et c'est un moyen différenciant : "créateur, fabriquant et commerçant".
Des événements comme le drame du Rana Plaza, au Bangladesh, ont-ils révélé des risques fournisseurs ? Ou une prise de conscience pour une meilleure politique RSE ?
D'une manière générale, des événements comme l'effondrement du Rana Plaza ont fait prendre conscience aux grands donneurs d'ordre du secteur textile de l'importance de bien gérer leurs fournisseurs. Après, tout dépend de la culture d'entreprise. Damart a une politique RSE bien définie en allant bien au-delà du simple respect de réglementations européennes et internationales.
Pour pallier les risques fournisseurs et renforcer l'aspect structurel du métier d'achat, certaines entreprises spécialisées dans le textile cherchent à recruter des acheteurs venant d'autres secteurs d'activité. C'est notre cas. Ainsi, nous avons récemment créé le poste d'ingénieur qualité fournisseur. Son rôle est central. Il travaille en binôme avec l'acheteur. Son rôle est d'animer et d'accompagner les fournisseurs dans une démarche de management qualité globale en amont. Ceci afin de réaliser des actions plus préventives que correctives. Car plus tôt on détecte les défauts, plus tôt on agit sur le problème.
Lire la suite en page 2 : Des achats textile spécifiques
Moderniser l'image de Damart, cela passe par l'innovation ?
Tout à fait. Pour susciter l'innovation, nous travaillons sur des brevets codéveloppés avec des centres de recherche ou des étudiants en thèse. Mais le fournisseur est aussi un partenaire d'innovation, il joue un rôle fondamental dans la croissance de l'entreprise, notamment dans l'innovation. C'est lui qui maîtrise le mieux son avance technologique et la partie amont de ses produits. De notre côté, nous imaginons les besoins du marché. C'est un lien indispensable pour pouvoir les traduire en proposition de produits et donc demeurer leadership. Bien évidemment, tous les fournisseurs n'ont pas cette fibre d'innovation. C'est pourquoi c'est un critère de choix dans celui de nos fournisseurs. à titre d'exemple, nous avons innové avec la création du Thermolactyl Bioactif. Ce principe est le fruit d'un travail de près de dix ans imaginé par le département R & D. Il offre le confort et la technicité à son utilisateur. Il permet de réguler la température du corps en toutes circonstances en offrant un confort ultime. [ ndlr : le Thermolactyl Bioactif de Damart est lauréat du Janus du Design 2013.]
Vous avez un discours très axé partenariat avec vos fournisseurs. Comment les challengez-vous ?
"Avoir un esprit d'entrepreneuriat signifie être capable de mettre en place un business en amont de la chaîne de valeur, pour une montée en puissance de l'entreprise."
L'acheteur doit avoir un esprit de partenariat et entrepreneuriat. Aujourd'hui, les relations de partenariat client-fournisseur sont au centre de la dynamique du marché. Mais, le partenariat doit être équilibré et donc gagnant-gagnant avec le fournisseur. Cette relation s'inscrit dans la durée. Notre stratégie est de travailler beaucoup plus dans l'anticipation et la prévention. Car dans un marché aussi volatil, la réactivité et la sécurité de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement deviennent cruciales. En parallèle, nous challengeons l'ensemble de nos fournisseurs, pas seulement sur leurs performances opérationnelles, mais également sur leurs capacités à apporter des solutions en termes d'innovation, de flexibilité etc. Nous avons des attentes très fortes de nos fournisseurs. Par exemple, en deux ans, nous avons amélioré leur "on-time performance" de 70 % à 95 %, tout en flexibilisant les commandes et en optimisant nos stocks. Ainsi que leur "quality rate" de 80 % à 94 %.
De plus, nous mettons actuellement en place un projet de "grille de coûts" partagée avec nos fournisseurs. Clairement, l'idée n'est pas de réagir au niveau de leurs marges, mais de travailler ensemble sur la manière d'optimiser les différents centres de coûts.
Lire aussi : Compliance et achats responsables - Comment naviguer entre réglementation et création de valeur ?
Enfin, avoir un esprit d'entrepreneuriat signifie être capable de mettre en place un business en amont de la chaîne de valeur, pour une montée en puissance de l'entreprise.
Diriez-vous que les achats textile sont spécifiques ?
Oui. Dans notre secteur d'activité, on parle de ce métier comme d'"une science non exacte", car il est lié à la mode et par conséquent volatile. Et par définition, les achats sont impactés et souffrent de cette image. Or, c'est une fausse idée ! Le processus achat dans le domaine du textile est en train de changer. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons recruté des profils différents.
D'autant plus qu'aujourd'hui, les défis dans le textile sont beaucoup plus importants qu'avant. C'est un secteur très concurrentiel avec l'arrivée de plusieurs nouveaux concepts... Il subit de plein fouet la crise économique mondiale et européenne dans un marché volatile. De nos jours, les achats ont un enjeu stratégique dans le secteur textile. Beaucoup d'acteurs du marché ont pris conscience de l'importance de leur rôle. Il faut aller chercher la valeur ajoutée tout au long de la chaîne, depuis le sourcing et la veille fournisseurs / technologique, en passant par la compréhension et l'optimisation de coûts jusqu'à la définition du "juste stock" à tous les stades. Contrairement à avant, quand bien souvent dans le retail en période de crise, la réaction se concentrait sur l'amont (produits, merchandising, marketing...) en minimisant ce que les achats pouvaient réaliser en aval.
Il semble plus difficile d'avoir de la visibilité en termes d'approvisionnement dans des achats liés à la mode. Comment gérez-vous cette problématique ?
C'est une équation très difficile à travailler. Car nos matières premières sont bien spécifiques. Il faut un suivi du business réel avec l'approvisionnement. Pour cela, il faut planifier, établir des prévisions et avoir une bonne visibilité pour réserver les matières premières... Au final, les fournisseurs doivent être en capacité de réduire ou non leurs volumes de production et d'approvisionnement. Dans les faits, nous nous engageons sur un contrat-cadre annuel avec nos fournisseurs. Et mettons à jour chaque mois notre système d'approvisionnement. Nous prenons des risques. Pour limiter ces risques, nous avons deux variables : sur la quantité, avec la possibilité de demander plus ou moins 20 % au fournisseur deux mois avant la livraison et sur le délai. Ainsi, le délai peut être flexible un mois avant la commande.
Quel est le profil de votre panel fournisseurs ?
Nous avons une cinquantaine de fournisseurs principalement européens ; en Allemagne, en Italie et en France, dans le Nord-Pas-de-Calais. En misant sur des fournisseurs européens, nous avons la garantie du respect de certaines normes. Nous accompagnons nos fournisseurs sur la partie RSE. Aujourd'hui, concernant la Chine, je m'interroge. Quelles vont être les répercussions de l'augmentation des salaires des travailleurs chinois ? Et comment remplacer leurs capacités de production qui sont énormes ?
Quelle politique avez-vous mise en place avec eux ?
À l'échelle de l'économie, une entreprise ne peut survivre toute seule. Elle dépend de son écosystème. C'est un partenariat "win-win". Avant, certains étaient en position de force face à leur fournisseur. Et cette relation déséquilibrée conduisait à un business à risque. Dans un secteur très concurrentiel, il est essentiel de renouveler le parc produit et moderniser l'image de la marque. Ce que nous avons déjà engagé il y a quelques années. Et cela passe par la R & D pour trouver le bon partenaire.
Lire page 3 : Innover pour moderniser l'image de Damart