Interview du directeur achat de Bouygues Construction : "Les achats ne doivent pas manquer le train du numérique"
Franck Le Guillou amorce un virage stratégique pour moderniser les process achats. Un virage qui implique une refonte de la relation avec les fournisseurs pour qu'ils deviennent, demain, de véritables business partners.
Je m'abonneQuel est le périmètre de vos achats ?
Nous gérons une trentaine de familles d'achats pour les quatre métiers de notre branche construction : le bâtiment (69% du chiffre d'affaires), les travaux publics (17%), les énergies et services (14%) et les concessions (520 M€ de recettes générées en 2013). Nous traitons également les achats hors production, qui sont très stratégiques, pour nous, puisqu'ils représentent plus de 600 M€ d'achats.
Comment parvenez-vous à diffuser votre politique achats au sein de ces quatre métiers ?
Nous devons, dans un premier temps, bien cibler les familles d'achats. Notre organisation nous y aide, puisqu'à la tête de chaque direction métier, il y a un directeur achats ainsi qu'une directrice achats hors production, et tous me sont rattachés. Ils ont pour mission la diffusion de la stratégie achats groupe selon trois axes stratégiques : la standardisation, l'internationalisation et la gestion de nos contrats-cadres. À charge, ensuite, pour chaque directeur de pousser les axes qui lui semblent prioritaires.
Nous avançons aussi avec les directeurs généraux de nos entités et unités opérationnelles, signataires de notre politique achats, ce qui donne à nos directeurs achats une fluidité dans leurs relations avec les autres managers du groupe.
Lire aussi : « Tendances et Priorité des Achats » : l'édition phare AgileBuyer en partenariat avec le CNA 2025 est lancée
Le 25 novembre dernier, vous avez réuni près de 320 représentants de vos fournisseurs dans le cadre d'une convention. Quel en était l'objectif ?
L'objectif était de leur expliquer notre stratégie achats en misant sur la transparence. Nous sommes ravis, car cet événement a été un véritable succès. En termes d'internationalisation, par exemple, c'était la première fois que nos fournisseurs entendaient que Bouygues Construction pouvait, parfois, avoir du mal à trouver des fournisseurs pour partir à l'étranger, sur de grands chantiers internationaux. J'ai, d'ailleurs, profité de cette convention pour lancer un appel à candidatures afin qu'ils nous accompagnent, notamment en Angleterre, où nous enregistrons des ruptures sur certains produits.
L'enjeu était aussi de leur démontrer que les achats chez Bouygues Construction, dépassent le "simple" périmètre de la direction achats. Nous avions, à cet égard, préparé cet événement en collaboration avec les filières techniques. Résultat : sur les tables rondes, il n'y avait pas que la fonction achats, qui parlait des achats. Ce point est, pour moi, essentiel, car il concourt à bâtir des relations durables avec nos fournisseurs.
Pourquoi avoir placé l'innovation au coeur de cette convention ?
L'innovation est un élément central de la compétitivité de Bouygues Construction pour gagner des parts de marché face à nos principaux concurrents.
Il était donc stratégique de mettre le sujet sur la table et de voir comment nous pouvions accélérer le processus ensemble. Aujourd'hui, nos fournisseurs ne sont pas encore assez nombreux à nous accompagner sur ces questions d'innovation. C'est donc à nous d'impulser le mouvement. Le moment est plus que jamais propice pour le faire. J'ai également été agréablement surpris par le succès des Prix de l'innovation, que nous avons remis à nos fournisseurs selon quatre catégories (trois "core business" et un "hors production"). Leurs témoignages ont rendu très concrète cette notion d'innovation.
Vous avez également demandé à vos fournisseurs d'adopter la maquette numérique, dans quel but ?
Je suis convaincu, depuis un peu plus d'un an, que la direction des achats ne doit pas manquer le train de la maquette numérique, que l'automobile et d'autres secteurs industriels ont pris depuis longtemps. J'ai donc oeuvré à ce que la fonction achats soit représentée dans tous les groupes de travail qui réfléchissent sur les nouveaux concepts, outils ou procédures du Building Information Modeling (BIM). Nous demandons à nos fournisseurs de se familiariser avec ces outils afin qu'ils rentrent leurs offres et produits directement dans notre maquette numérique.
Le BIM va aussi nous aider à changer nos comportements en nous plaçant en amont de la réalisation des ouvrages et bâtiments, dès les phases de conception. Pour l'heure, nous avons démarré avec des éléments comme les portes et les fenêtres. J'espère que, dans deux ans, l'ensemble du bâtiment au niveau des familles d'achats aura pu être positionné. Notre objectif, en termes de valeur ajoutée achats, est de travailler avec les directions techniques sur des produits qui vont être de plus en plus standards. C'est nettement un tournant pour la fonction achats.
Lire aussi : Daniel Seh prend les rênes de la direction achats
Ce type d'événement est-il aussi un moyen de mieux appréhender et gérer vos risques ?
Oui, car la gestion des risques est primordiale, pour le groupe. Il y a encore des efforts à faire, notamment pour diffuser plus largement la politique achats dans toutes les entités et unités opérationnelles du groupe. Éviter, par exemple, que des achats ne s'effectuent en solo sur des familles de produits parfaitement maîtrisées, aujourd'hui, par la fonction achats. Nos équipes "travaux", par exemple, doivent savoir qu'en travaillant avec tel ou tel bon fournisseur, le groupe s'évite des prises de risques importantes. Comme tout grand groupe, nous apprenons de nos erreurs, que nous transformons en forces, et non en faiblesses, pour avancer et optimiser encore davantage nos process achats.
La réduction du panel fournisseurs, qui n'est pas une fin en soi, doit faire refluer ces risques. Nous sommes donc de plus en plus attentifs, aussi bien à la qualité des produits, qu'à la solvabilité des fournisseurs et à leur degré de dépendance vis-à-vis de Bouygues Construction.
Bouygues Construction
Volume d'achats : 3 Md€ d'achats gérés par la filière en 2013 (50 % des dépenses du groupe BYCN)
Répartition du volume de dépenses : 65% en France et 35% international
Familles d'achats : 30 familles couvrant toutes les activités du groupe
Effectif : 350 collaborateurs dans 35 pays et 23 nationalités
Fournisseurs : + de 70 000 fournisseurs et sous-traitants à travers le monde.
Près de 2 400 sous-évaluations RSE en 2013
Maquette numérique, standardisation, réduction du panel fournisseurs, vous accélérez votre processus d'industrialisation ?
À l'évidence, oui, nous sommes à un tournant. Et je pense qu'il est fondamental que nos acheteurs soient proactifs et regardent ce qui se passe autour pour relever les best practices.
Ne craignez-vous pas que cette course à la standardisation ne soit incompatible avec votre recherche constante d'innovation ?
Absolument pas. Nos confrères de l'industrie nous ont montré la voie. Le secteur de l'automobile, par exemple, standardise, en permanence et depuis longtemps, des pièces ou des équipements innovants sur leurs modèles. Le bâtiment ou l'ouvrage de demain, tout comme les véhicules, ne seront plus les bâtiments d'il y a dix ans. Les produits standards que nous commençons à intégrer dans la maquette numérique seront "remis en cause" techniquement par nos directions techniques et achats de manière récurrente, et cela en lien avec nos fournisseurs référencés. L'une des valeurs premières des achats n'est-elle pas la remise en question permanente ?
Travaillez-vous également à simplifier les process pour vos fournisseurs ?
Mon objectif est d'industrialiser. À défaut de pouvoir simplifier, ce qui n'est pas toujours évident, j'espère, en tout cas, ne pas complexifier les choses pour nos fournisseurs. Par exemple, quand nous avons mis en place notre ERP achats, il y a trois ans, nous avons demandé à nos fournisseurs de nous suivre en ligne et beaucoup ont refusé, percevant cela comme une contrainte administrative supplémentaire. Après en avoir discuté de visu avec eux pour voir où était réellement le problème, ils se sont aperçus qu'il n'y en avait pas. Cela signifie que nous devons nous améliorer en matière de communication vis-à-vis de nos fournisseurs. Mais ce qui est certain, c'est qu'une seule procédure est préférable à dix et qu'il vaut mieux, sur une même famille d'achats, un acheteur en central plutôt que dix sur le terrain.
L'industrialisation a, ainsi, un sens, pour l'entreprise, mais aussi pour les fournisseurs, car ils n'ont, alors, qu'un seul interlocuteur qui leur permet de toucher le monde entier. C'était encore impensable il y a quatre ans.
Quels sont vos challenges, pour 2015 ?
Le chantier sur l'innovation que l'on doit maintenant déployer à l'échelle du groupe. C'est un travail considérable et il faudra compter au moins deux à trois ans pour y parvenir. Mais je suis confiant, car les outils sont déjà en place. Avec notre base de données "Innov'action", par exemple, qui recense les innovations, nous les suivons et, en cas de succès, les déployons. Nous organiserons la prochaine convention fournisseurs en 2016. D'ici là, nos acheteurs vont déployer les trois grands axes de notre stratégie. En matière d'internationalisation, les fournisseurs français qui étaient présents le 25 novembre savent que nous les attendons. À eux, maintenant, de nous montrer qu'ils ont envie de partir avec nous !
Comme autres challenges, nous devons continuer à mailler les territoires et les métiers par la fonction achats. Notre filière manage, aujourd'hui, 50% des dépenses du groupe Bouygues Construction, et ce chiffre va augmenter, car il y a encore des métiers où nous ne sommes pas assez bien positionnés, c'est le cas des concessions, notamment. Pour cela, en tant qu'acheteurs, nous devons parfaire notre relationnel et notre communication pour aller nous vendre et participer à la conquête de nouveaux marchés.
Biographie
Franck Le Guillou, 47 ans, est diplômé du MAI de Bordeaux, mastère en management des achats industriels (ESC Bordeaux). Il a débuté sa carrière chez Danone et dans le groupe Roullier. En 2000, il a rejoint le groupe Saur, alors filiale du groupe Bouygues. De 2010 à 2012, il a été nommé directeur des achats du pôle énergies et services (Bouygues Énergies & Services) et du pôle concessions de Bouygues Construction. Il est, depuis novembre 2012, directeur des achats de Bouygues Construction.