Pénuries de matières premières : quel impact pour les acheteurs ?
Beaucoup de matières premières font ou ont fait l'objet de pénuries ou de hausses de prix et retards de livraison. Quatre directeurs des achats expliquent comment ils sont parvenus à maîtriser une situation inédite dans sa complexité, et dans sa durée.
Je m'abonneLes acheteurs le savent : se fournir en matières premières est devenu plus complexe. "Nous sommes actuellement confrontés à deux phénomènes, indique Jérôme Viard, directeur achat de la branche Construction chez Eiffage. Le premier, c'est une pénurie sèche sur quelques produits, comme par exemple certaines essences de bois. Le second phénomène est plus important : ce sont les retards et les évolutions des tarifs. Il y a actuellement des goulets d'étranglement." Les problématiques se cumulent. Certaines, comme le ralentissement de production lié au Covid ou les déboires constants qui ont marqué l'année (manque d'eau à Taïwan, lockdown total en Malaisie, incendie d'une usine, bateau qui bloque le canal de Suez, gel au Texas, etc), ont affecté l'offre de matières premières. D'autres ont pesé sur la demande: reprise économique post-Covid plus forte que prévu en Chine, aux Etats-Unis, puis en Europe, la croissance verte et ses nouvelles exigences (véhicules électriques, maisons en bois, production d'électricité verte), la 5G, etc. "Tout cela génère des déséquilibres et parfois de la spéculation sur certains produits comme le cuivre, l'acier de construction, le bois de construction", poursuit Jérôme Viard.
"Depuis le début de l'année, nous constatons que notre marché est obstrué par des shortages matière, notamment les semi-conducteurs, indique le directeur des achats d'une entreprise de l'aérospatiale et de la défense. Le marché est tendu, mais pour la plupart de nos produits, nous sommes sur des petites séries et nous ne sommes donc pas trop impactés." Pour Emmanuel Martin, directeur adjoint des achats pour la Ville de Paris (5 000 contrats actifs pour plus d'1 Md€), "pour nous, il n'y a pas encore le feu mais nous commençons à ressentir des signaux faibles, avec des pénuries sur le bois, l'acier, le plastique et l'énergie. Pour l'heure, nous sommes impactés à la marge: la pépinière de la Ville de Paris, par exemple, ne dispose plus de pots de fleurs, et notre atelier de menus travaux peine à s'approvisionner en matériaux de construction."
Ces phénomènes ont eu des répercussions sur les prix, qui sont globalement à la hausse. Les acheteurs interrogés indiquent n'accepter les augmentations de prix que lorsqu'elles sont étayées par des faits. Chez Schmidt Groupe, la stratégie est de "suivre les fournisseurs en cette période de hausses de prix - celles qu'ils peuvent justifier, relève Laurent Belloni, directeur achats groupe. Mais il est vrai qu'à l'inverse, nous attendons d'eux qu'ils reviennent vers nous quand les baisses reviendront !"
A la Mairie de Paris, la prudence est de mise: "à date, une quarantaine de fournisseurs nous ont fait des demandes d'ajustements tarifaires ou d'indemnités d'imprévision : nous allons devoir être prudents pour ne pas faire jurisprudence. Nous paierons ceux qui peuvent justifier d'une augmentation. Mais une chose est sûre : nous n'échapperons pas à des hausses." On sent une certaine fébrilité sur le sujet: "il y a beaucoup d'émotion autour des hausses en ce moment : il faut à tout prix éviter la spéculation ! relève l'industriel de l'espace et de la défense. Il y a aussi des répercussions sur les délais de livraison, qui s'allongent: pour les composants, on est passés de 16 semaines à 50."
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Repenser sa façon de travailler
Ces déséquilibres ont obligé la fonction achat à repenser sa façon de travailler. Il faut d'un côté monitorer les ruptures et retards, pour en anticiper les effets sur les opérations et/ ou la production, et de l'autre nouer des relations toujours plus étroites avec les fournisseurs. Chez Eiffage Construction, "une veille d'abord hebdomadaire et désormais mensuelle a été mise en place pour qu'acheteurs et opérationnels échangent sur leurs problèmes et besoins", explique Jérôme Viard. Chez l'industriel de l'espace, une organisation a été mise en place pour pouvoir continuer à livrer les clients. "Nous avons créé une task force pour identifier les priorités et y répondre : c'est la tiger team. Composant par composant, nous monitorons l'évolution des pénuries en indiquant un code couleur selon l'impact business. Ensuite, si besoin, on sollicite la hiérarchie : pour certaines pièces stratégiques, c'est notre CEO lui-même qui contacte le fournisseur."
Laurent Belloni explique comment Schmidt Groupe parvient à gérer la crise : "nous parvenons à maîtriser les pénuries grâce aux relations que nous avons tissées avec nos 140 fournisseurs matière. Nous travaillons avec certains d'entre eux depuis 20 ans. Cette longue démarche, labellisée par le label RFAR paie aujourd'hui ses fruits: nous sommes le client préféré de beaucoup de nos fournisseurs, qui nous fournissent donc en premier." Plus que jamais, acheteurs et fournisseurs se doivent de partager les informations: "il faut des échanges constants, explique Jérôme Viard. De notre côté pour anticiper retards et ruptures sèches, et du côté des fournisseurs pour qu'ils aient plus de visibilité sur leurs débouchés... Nous avons également noué des relations avec les fournisseurs de nos sous-traitants, pour leur faire bénéficier de notre aide le cas échéant, et pour avoir plus de visibilité sur les problèmes à venir." Il faut dire que les difficultés se sont accumulées, et s'inscrivent dans la durée. "C'est du jamais-vu !, s'exclame l'acheteur de l'industrie aérospatiale. D'habitude, une crise dure de 6 à 8 mois, puis s'arrête. Là, c'est sans fin." Les sujets à traiter sont nombreux et parfois inédits: "cela demande aux équipes une mobilisation et une adaptation constantes et des montées d'angoisse... Nous sommes très attentifs à l'état psychologique des collaborateurs car on leur a demandé beaucoup cette année, et ce n'est pas fini", conclut-il.