[Billet d'humeur] Sissa va bien, alors c'est que tout va bien...
L'Inde et ses légendes! Etonnamment, l'une de celles-ci m'a fait penser aux achats ces derniers temps. Le roi Belkib, qui s'ennuie à la cour, demande qu'on lui invente un jeu pour le distraire. Le sage Sissa invente alors le jeu d'échecs. Pour remercier Sissa, le roi lui demande de choisir sa récompense...
Je m'abonneDepuis que l'Inde est devenue le premier pays en population du monde (bonjour les embouteillages à Bangalore et dans le Karnataka, pour ceux qui connaissent !), je m'intéresse à mes heures perdues aux vieilles légendes indiennes, en écoutant le Mahâbhârata en arrière-fond.
Vu qu'on parle maintenant du pays le plus peuplé du monde, vous vous doutez bien qu'il y en a une palanquée, de légendes ! Et, étonnamment, une de celles-ci m'a fait penser aux achats ces derniers temps.
Jugez-en donc plutôt : le roi Belkib, qui s'ennuie à la cour, demande qu'on lui invente un jeu pour le distraire. Le sage Sissa invente alors le jeu d'échecs. Pour remercier Sissa, le roi lui demande de choisir sa récompense. Sissa choisit de demander au roi de prendre le plateau du jeu et, sur la première case, de poser un grain de riz, ensuite deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz. Le roi et la cour sont amusés par la modestie de cette demande. Mais lorsqu'on la met en oeuvre, on s'aperçoit qu'il n'y a pas assez de grains de riz dans tout le royaume pour la satisfaire !
Eh oui, cela s'appelle une suite géométrique pour tous les bons matheux que nous sommes : à raison de 64 cases (8x8) sur un jeu d'échecs, la 64ème case contiendra donc 2 puissance 63 grains de riz (soit le montant modique de 9 milliards de milliards de grains de riz), et la somme des grains de riz sur tout l'échiquier sera de 2 puissance 64 (« moins 1 », pour les puristes), soit donc 18 milliards de milliards de grains de riz. La légende ne dit pas si le roi, un peu fâché de n'avoir pas eu le Bac, a décidé ensuite (ou pas) de couper la tête à cet outrecuidant Sissa.
Quel rapport avec les achats, allez-vous me dire ?
Eh bien figurez-vous que, récemment, j'ai encore entendu la même petite musique, depuis les crises successives de l'Ukraine, des semi-conducteurs, de la Covid... Tout ça, c'est de la faute au KYS (« Know Your Suppliers »). On a trop regardé les fournisseurs de rang 1, mais le problème venait en fait des fournisseurs de rang 5. Donc, la solution de nos brillants génies est toute trouvée : on n'a qu'à s'intéresser aux fournisseurs de rangs 1 à 5, et tout sera réglé. Bon sang, mais c'est bien sûr !
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Alors, pour ceux qui n'ont pas étudié les maths au lycée, on va reprendre ce que ces beaux esprits disent : si on a 5000 fournisseurs actifs de rang 1, et si on veut s'intéresser aux fournisseurs de rangs 1 à 5, alors il faut être capable de recueillir des informations sur 5000 puissance 5 (grosso modo, je simplifie) fournisseurs, soit le modique montant de 3 milliards de milliards de fournisseurs. Vu que la population mondiale est d'un peu moins de 8 milliards d'habitants, il va falloir aller chercher ces fournisseurs dans toute la galaxie alors ! ... Et, bien sûr, alimenter des bases de données instantanées sur la santé financière des uns et des autres (et leur capacité à payer avec un transmuteur grognon de Bluxte, pour les fans de Laureline et de Valérian).
Donc, quand on entend ça, on peut raisonnablement se dire qu'on est chez les dingues, ou alors chez ceux qui n'ont pas passé le niveau CM1 en maths. Et pourtant, on entend encore et encore cette petite musique, y compris de gens qui sont sortis de très grandes écoles d'ingénieurs que la décence m'empêche de citer (d'autant que c'est toujours sympa de les voir défiler au 14 juillet).
Alors ne perdons pas de vue une chose, puisqu'on parle de l'Inde : toujours d'après une autre légende, le Mahâbhârata (poème de plus de 80,000 strophes, quand même) a été rédigé sous l'inspiration de Ganesh, « le dieu qui supprime les obstacles », et aussi dieu de la sagesse, de l'intelligence, de l'éducation et de la prudence. Honnêtement, Ganesh, c'est pas l'archétypique du beau gosse : tête d'éléphant à une seule défense, quatre bras, corps d'enfant... Il vaut mieux qu'il en ait dans le ciboulot, la nature ne l'ayant pas franchement gâté côté physique!
Et donc, pour le coup, j'ai brûlé un cierge à Ganesh pour avoir la révélation sur toutes ces histoires de « Know Your Suppliers » et de fournisseurs de rang 5. La tête d'éléphant m'est apparue en rêve, et m'a révélé un grand secret : l'obsession du modèle parfait qui permettrait de tout savoir à tout moment.
On ne comprend pas pourquoi les coûts d'achats augmentent ? Pas de problème, il n'y a qu'à faire de bons gros modèles de décomposition des coûts avec plein de statistiques dans tous les sens, ça en jette un max. Trop de données à traiter ? Pas de problème, l'IA est là pour ça, elle bosse 24h sur 24, et n'est pas aux 35h, elle ! Et on mouline, on mouline, on en fait des matrices dans tous les sens pour expliquer qu'au final on ne maîtrise pas grand-chose, mais que si on ne maîtrise pas grand-chose, c'est précisément que le modèle est encore trop simple et qu'il faut lui rajouter de nouvelles couches.
Et tout ces efforts d'acheteurs font marrer Ganesh qui, lui, a depuis longtemps la solution : pour tout savoir sur tout, il n'y a pas 36 solutions, il faut juste être un dieu à tête d'éléphant et à quatre bras. A méditer...