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Une fonction achats sur le fil, mais une fonction clé face aux défis de l'agroalimentaire

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Une fonction achats sur le fil, mais une fonction clé face aux défis de l'agroalimentaire

Décarbonation, inflation, circuits d'approvisionnements... Les enjeux stratégiques dans l'agroalimentaire touchent de multiples sujets. Les directions achats tentent tant bien que mal de répondre à des demandes ambitieuses, dans un contexte où les leviers d'amélioration peinent à trouver leur place.

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Environ un milliard de tonnes de nourriture est perdue ou gaspillée chaque année, soit un tiers de la quantité totale des productions mondiales, indique l'organisme européen de la statistique Statista. En Europe, les pertes pour l'alimentation humaine s'élèvent à 15 millions de tonnes. Si une partie est destinée aux méthaniseurs pour une valorisation énergétique ou aux animaux, environ 1,6 million de tonnes d'aliments sont incinérés. Des chiffres vertigineux, loin des optimisations souhaitables pour des raisons de prix élevés et de préservation environnementale.

Les défis à relever restent donc de taille pour les entreprises du secteur agroalimentaire, en particulier pour les directions achats qui se trouvent carrefour de plusieurs problématiques. Pour Isabelle Pinto Carradine, managing director chez Inverto, spécialiste du conseil en achats, « le contexte actuel est schyzophrénique pour les acheteurs. On leur demande de respecter des priorités contradictoires : il faut pouvoir travailler la disponibilité des approvisionnements par tous les moyens, et dans le même temps appliquer des impératifs RSE exigeants. Ces contraintes et nouvelles injonctions pèsent lourd. » Emmanuel Houlès, directeur achats groupe chez InVivo et directeur général de la centrale de référencement Ouifield, confirme le poids que peuvent représenter des injonctions parfois peu compatibles entre elles : « même s'il s'agit de défis importants, répondre à des attentes de court terme, relatives aux prix par exemple, et conduire dans le même temps des projets de moyen et long terme impliquant de revoir les modèles en place est un exercice délicat. »

Mieux gérer les volumes

L'une des fortes attentes repose sur la question du gaspillage, qui constitue un écueil important à lever, notamment à l'heure où les approvisionnements peuvent s'avérer compliqués. « En fonction des aléas du marché, les problématiques de rupture laissent parfois place à des surstocks. Lorsqu'on a trop de marchandises, la revalorisation - par la méthanisation ou la nutrition animale - peut être difficile, en raison d'un manque de temps et de contraintes de gestion qui en découlent. Les volumes détruits aujourd'hui sont gigantesques. Il y a mieux à faire », estime Tanguy de Cottignies, cofondateur et PDG Stokelp, fournisseur d'une plateforme d'achat - revente de surplus alimentaires.

L'entreprise s'apparente à « une sorte de Le bon coin, en version industrielle », indique-t-il. « Mais il s'agit bien sûr d'une activité de négoce très réglementée. » Cette place de marché s'occupe de créer la documentation réglementaire, vérifie les numéros de lots, les certificats, et toutes les procédures concernées. Environ 2 500 industriels, à 80 % français, sont d'ores et déjà utilisateurs de la solution, ce qui témoigne d'un fort engouement. « Si un industriel cherche du lieu jaune par exemple, il reçoit un message automatique du surstock existant quand il y en a. Il se positionne sur le prix, nous nous chargeons de l'échantillonnage pour qu'il puisse tester la marchandise. Il indique ensuite la quantité souhaitée, puis vient la phase de négociation avec le vendeur, et lorsqu'un accord est trouvé, toute la procédure en aval est automatisée. Un partenaire de transport logistique prend le relais. On déclenche la facturation quand la matière est approuvée », détaille Tanguy de Cottignies. Les viandes, les poissons, les fruits et légumes, mais aussi des farines, des huiles, des sucres figurent parmi les principaux ingrédients.

Entre bon sens et démarche RSE

Magda est un fabricant industriel de recettes à base de champignons. Ses clients sont essentiellement des industriels, des grossistes et des restaurateurs. Il utilise la plateforme de Stokelp pour résoudre la problématique du gaspillage et pour un fonctionnement global plus optimal. « C'est d'abord une question de bienveillance, avant même de parler de RSE. Le but est aussi que notre sourcing puisse être utilisé par d'autres acteurs. La pluviométrie et ses changements climatiques peuvent rendre complexe le fait de trouver des champignons. C'est une façon de mieux maîtriser la volumétrie », explique Alain Hohwiller, président de Magda.

Tanguy de Cottignies souligne que l'intérêt financier pour les clients peut être assez fort, puisqu'on valorise de matières qu'on ne valorisait pas auparavant. Mais les impératifs RSE expliquent aussi en grande partie le recours à ce type de solutions. « Nous communiquons un impact carbone évité grâce à la transaction sur la plateforme. En vendant un surplus, on évite aussi la production de cette même matière quelque part, on évite des opérations de destruction, du transport et du stockage. Le CO2 généré est très faible par rapport aux gains. Ce genre d'indicateurs fait venir les grands groupes qui ont des impératifs importants de mesure RSE », ajoute-t-il.

Les achats face à des responsabilités étendues

La dynamique RSE dans les industries du secteur rend le sourcing de plus en plus délicat. « Il s'agit de garder à l'esprit que les changements de production au sein d'un même site agricole, les évolutions des cultures en place dans telle ou telle région sont toujours plus fréquentes en raison des aléas météorologiques et de leurs conséquences. Il faut donc faire preuve d'agilité pour garantir les mêmes approvisionnements avec les mêmes critères qualitatifs », remarque Alain Hohwiller. « Moins on est spécialisé sur des catégories de produits, plus la fonction achats jouera un rôle stratégique pour être efficace sur ce plan. Pour les acteurs généralistes, ou qui transforment beaucoup les produits, le travail s'avère souvent complexe, car il s'agit de rester compétitif tout en restant en adéquation avec les attentes de consommateurs qui veulent éviter certains produits au sein des recettes transformées. »

Pour Olivier Brunet, directeur achats du groupe agroindustriel Avril, « les achats sont particulièrement au centre des attentions dans ce secteur depuis environ 3 ans. La dimension RSE est une des grandes explications à cette tendance. C'est à nous que revient la mission de décarbonation, car la méthode pour décarboner est la même que pour maîtriser les prix qui, historiquement, est une raison d'être des achats. Nous passons de l'étiquette de cost killer à carbon killer. Cette évolution nécessite d'avoir des acheteurs bien formés sur ces axes de travail. »

Pour Emmanuel Houlès, sur des sujets réglementaires, la fonction achats est clairement celle qui assure le lien entre des ressources externes et internes, notamment sur un plan RSE et en matière d'obligations relatives à la gestion des risques : « le groupe InVivo a considérablement grossi à la faveur d'opérations de croissance externe, comme le rachat de Soufflet fin 2021. Ce contexte nous pousse à travailler nos synergies et à processer les achats à l'échelle du groupe. Nous avons pris des engagements RSE via à vis des investisseurs. Ceux-ci sont déclinés auprès des équipes sous forme d'objectifs. Le rôle des achats est aujourd'hui de travailler main dans la main avec la direction RSE, mais aussi la direction de l'innovation, sur des sujets comme les achats d'énergie, de transport, de packaging, ou encore de matériels informatiques pour lesquels le sujet des émissions de CO2 est fort. Critères RSE aussi pour la sélection de fournisseurs. »

Une approche de la RSE trop superficielle

Les achats semblent mettre en branle des processus en phase avec les nécessités écoresponsables et socioresponsables, à l'image de Magda qui cherche à mieux arbitrer, avec pour finalité des impacts carbone réduits. « Au cours de nos approvisionnements, nous privilégions des systèmes de réfrigération moins gourmands en énergie, des véhicules moins polluants. Nous envisageons de nous positionner sur l'utilisation de bateaux à voile pour les produits de provenance lointaine », illustre Alain Hohwiller.

Du côté d'Avril, les opérations de décarbonation concernent par exemple des repositionnements sur les achats de produits chimiques pour des procédés de fabrication de biocarburants, ainsi que des achats de transport. « Nous avons recruté un collaborateur en vue d'analyser plus précisément l'ensemble de notre scope 3. Il est à noter d'ailleurs que dans un contexte inflationniste où des produits affichent +30 ou +40 %, des dépenses additionnelles de l'ordre de 3 ou 4 % pour être plus vertueux ne représentent pas un effort considérable, et sont donc d'autant plus soutenables », confie Olivier Brunet.

Mais pour Denis Di Vito, managing director chez Inverto, les bonnes conditions pour oeuvrer en faveur de la RSE, à la hauteur des attentes, manquent à l'heure actuelle. « Pour avoir un vrai impact sociétal, il faudrait pouvoir travailler de façon poussée avec des producteurs et différents acteurs de la chaîne, pour mettre en place des méthodes communes, ce qui demande d'accorder un temps que les donneurs d'ordre n'ont pas. La transparence en matière de données qui devraient être utilisées et valorisées reste un vaste chantier à mener. Les entreprises du secteur sont globalement mal préparées et peu équipées. » Elle cite en exemple « une entreprise du CAC 40 qui met au point un modèle de reporting carbone à fournir à l'ensemble de ses fournisseurs. Toutes les entreprises industrielles devraient en faire de même. »

Un virage digital insuffisant

L'utilisation accrue de solutions technologiques innovantes paraît incontournable pour une évolution véritablement à la hauteur des enjeux. Isabelle Carradine cite l'exemple d'un industriel du chocolat qui a mis en place une blockchain pour garantir les remontées d'informations à tout instant sur toute sa chaîne de valeur : « depuis la parcelle au Pérou jusqu'à la livraison en point de vente, en passant par le stockage portuaire, les transports, et par la sous-traitance industrielle, les données sont exploitées. » Pour convaincre les petits producteurs péruviens, à l'autre bout de la chaîne, d'accepter la contrainte de la remontée de données pour alimenter la blockchain, l'industriel a proposé un paiement avec une avance de 6 mois. « Grâce à cet échange qui apporte une valeur sociale considérable aux producteurs, la blockchain a pu être mise sur pied de façon très efficace », se réjouit-elle.

Le digital est un levier insuffisamment utilisé. Olivier Brunet en convient : « nous attendons beaucoup plus dans ce domaine. Les valeurs ajoutées qui en découlent concernent la visibilité sur les dépenses, la gestion des émissions de gaz à effet de serre, un meilleur regard sur les contrats et bien sûr la traçabilité de la supply chain. Détecter facilement les fournisseurs en zone inondable est un exemple de donnée qui peut être disponible facilement par ce biais. »

Les achats au coeur d'un climat de tension

Comment combattre les pratiques abusives ? Cette question semble trotter dans la tête de nombreux directeurs achats du secteur agroalimentaire. « Ces derniers sont confrontés à certaines demandes difficilement tenables, dans un contexte de dégradation de la proposition de valeur pour les consommateurs finaux, alors même que les prix augmentent », constate Denis Di Vito. Une illustration de cette dégradation est « le phénomène récent de shrinkflation, pratique par laquelle les fabricants réduisent la taille ou la quantité d'un produit sans augmenter le prix, et qui suscite beaucoup d'indignation. » Parallèlement, les marges de certains grands acteurs de l'agroalimentaire augmentent et sont tout à fait confortables.

Olivier Brunet point du doigt des comportements peu scrupuleux, malheureusement répandus dans le secteur, et face auxquels les responsables achats sont impuissants : « il est clair que certains fournisseurs ne feront plus partie de notre avenir. Certaines pratiques qui s'apparentent à du rançonnage ne sont pas rares dans notre domaine d'activité, et ont eu lieu tout au long de cette période inflationniste. La méthode classique consiste à envoyer un courrier standard via la direction des ventes à tous ses clients, avec plus ou moins d'explications, pour demander une révision des prix immédiate d'un pourcentage élevé. S'il n'y a pas d'acceptation, il n'y a plus de livraisons. Certains interlocuteurs commerciaux se sont transformés en « passe plat », avec une impossibilité de discuter les prix. Aujourd'hui, alors que les sous-jacents Transport et Energie sont à la baisse, nous ne constatons pas le même empressement à envoyer des courriers de révision de prix à la baisse. »

En réponse aux crises relatives aux approvisionnements et aux prix, le double sourcing devient peu à peu la règle, afin réduire le niveau de dépendances vis-à-vis d'un fournisseur, comme au sein du groupe Avril.

Maîtriser les données pour maîtriser les prix

En 2022, la demande de fromage industriel a fortement progressé, notamment en raison d'un effet de remplacement par rapport à la viande, dont la consommation baisse. Dans le même temps, le prix du fromage industriel a lui aussi augmenté, suscitant ainsi beaucoup d'incompréhension. « Si le prix du lait est régulé, celui du packaging, du transport et de l'énergie ne le sont pas. Or, ces familles d'achats pèsent lourd », explique Isabelle Carradine.

Se prémunir de certaines hausses passe par le fait de disposer d'une information fiable, actualisée, complète et la plus précise possible. « Pour acheter au meilleur prix, les canaux d'information sont un levier à ne pas négliger. Les partenariats sur place, les réseaux locaux jouent un rôle crucial. Ils permettent d'avancer au jour le jour pour se positionner en matière de ratios quantité / prix. Lorsqu'il s'agit de produits agricoles, il faut pouvoir se renseigner sur la manière dont se passent les récoltes dans les régions du monde concernées, sur le contexte local, afin de comprendre quels prix sont raisonnables », assure Alain Hohwiller. Il encourage également les démarches qui consistent à multiplier les options auprès de fournisseurs différents, pour être en capacité de revoir rapidement ces flux d'approvisionnement si nécessaire.

 
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