(Billet d'humeur) Vous voûtez-vous, vous ?

À Montalembert, dans notre petit village d'acheteurs, on aime bien les débats. Alors, Gros René a installé un tréteau sur la place du village avec comme thème : « développer son écosystème de fournisseurs ». Et tout le monde y est allé de sa prose : Jeanjean-Pied-Bot a expliqué comment il faisait des contrats long terme, Roger-Patte-de-Lapin a expliqué comment il faisait signer plein de papiers trop top à ses fournisseurs sur le développement durable... On était entre nous, bien bénèzes (bien aise) comme on dit dans nos campagnes du Sud-Ouest.

Bref, tout allait bien, on avait plein de bonnes idées, et on allait tous pouvoir rentrer tranquillement à la maison ce soir en se disant qu'on était formidablement en train de « développer notre écosystème de fournisseurs ».

Mais Marjorie-n'a-qu'une-dent (car c'est ainsi qu'on l'appelle au village) a levé la main et nous a pris de court. « Puisque vous parlez tant d'écosystème, savez-vous ce que c'est qu'une espèce clef-de-voûte ? ». Ah ben voilà autre chose, on devrait parler d'écosystème de fournisseurs en connaissant des bases minimales d'écologie. Et puis quoi, encore ? La prochaine fois, il faudrait qu'on emploie un autre terme, alors.

Mais Marjorie est une petite têtue, et elle a poursuivi : « puisque vous parlez d'écosystème, laissez-moi vous raconter ce qu'est une espèce clef de voûte dans la nature ». En fait, c'est très simple à comprendre : la nature, c'est un tout. C'est-à-dire que, s'il y a des espèces qui disparaissent, et sans qu'on s'en doute nécessairement, l'effet de leur disparition entraîne des effets induits irréversibles sur tout le reste de l'environnement. Pour le coup, les écologues ont classifié certaines de ces espèces en « espèces clefs de voûte », c'est-à-dire suivant la définition officielle « des espèces qui ont un effet important et disproportionné par rapport à leur abondance sur le reste de l'écosystème ».

Le loup, par exemple, régule la population des herbivores et évite qu'ils ne désertifient des zones complètes. Ça, on s'en doutait un peu. Mais parmi les espèces clefs de voûte inattendues : l'étoile de mer, les loutres, les araignées, les vers de terre... Plus de loutres, plus d'algues dans les fonds marins, puisque les loutres sont les prédatrices des oursins, de gros herbivores. Plus de baleines (par exemple suite à la pêche intensive), plus de loutres, vu que les prédateurs des baleines (les orques, en l'occurrence) doivent bien manger, les pauvres, et se rabattre sur les loutres. Au final, tu pêches une baleine et tu fais disparaître les algues des fonds marins. Le rapport n'est pas évident, mais c'est ça, la nature. La disparition de certaines espèces a des conséquences disproportionnées sur tout le reste du système.

Gros René commençait à piger et a demandé : « est-ce que par hasard, les fabricants de semi-conducteurs ne seraient pas des fournisseurs clefs de voûte de toute l'industrie automobile ? ». Jeanjean-Pied-Bot a renchéri en disant : « et les fournisseurs d'escalators, vous y pensez ? Si ça tombe en panne, personne ne peut plus accéder aux rayons du dessus dans les grands magasins, autant vous dire que leur chiffre d'affaires tombe en flèche ». Et Roger-Patte-de-Lapin s'interrogeait : « et mes fournisseurs du bureau d'études, qui lui refilent plein d'idées malignes gratos, si je les sortais, qu'est-ce que ça donnerait ? ».

Alors, ils se sont tous mis fébrilement à compulser leurs Pareto des achats et là, surprise : aucun de ces fournisseurs clefs de voûte n'était dans leur 80-20 des dépenses. Stupeur au village, les plus petits fournisseurs étaient en fait les « fournisseurs clefs de voûte » ! À force de regarder fébrilement le Pareto des montants d'achats depuis des années, on était tous passés au travers... Une odeur de loutre flottait doucement dans l'air. On sentait bien qu'un truc nous avait échappé dans toutes ces histoires d'écosystèmes.

Mais c'était encore pire que ça : comme chacun avait mis ses meilleurs talents dans ses organisations achats respectives pour s'occuper des plus gros fournisseurs en priorité, personne ne savait qui était réellement en charge de ces foutus « fournisseurs clefs de voûte », vu qu'ils étaient passés sous le radar. Gros René était tout pale, il venait juste de découvrir que la survie entière de son organisation achats dépendait des rapports de son éminent collègue Francis-10-de-QI avec la Société des Tuyauteries du Haut Hainaut, son 20000^ème fournisseur en montant. Pour le coup, il se sentait un peu moins bénèze pour parler doctement du « développement de son écosystème fournisseurs ».

Alors, pour le coup, fort de tous ces constats, Montalembert a voté résolument : non, non, non, on ne parlerait plus jamais des « écosystèmes de fournisseurs », comme ça on éviterait le débat.

Les solutions les plus simples sont parfois les meilleures : « il n'est pas de problème qu'une absence de solution ne finisse par venir à bout ».