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[ Achats] Les nouveaux visages de la négociation

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[ Achats] Les nouveaux visages de la négociation

Si la négociation est dans l'ADN de la fonction achat, les problématiques de RSE, de décarbonation ou encore d'économie circulaire ont-elles changé la donne ? Comment les acheteurs négocient-ils à la lumière des nouvelles contraintes réglementaires et des nouveaux usages ?

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Avec la fin programmée des motorisations thermiques en 2035, « Les entreprises du secteur automobile demanderont à leurs équipementiers du jour au lendemain de changer leurs produits. Mais pour ce faire, ils doivent accompagner leurs fournisseurs dans le cadre d'une « négociation bienveillante » sur leurs futurs besoins, et les soutenir sur le long terme », énonce Arthur de la Bretesche, Consultant et co-fondateur en achats et décarbonation chez Buying & Solutions. Désormais et plus que jamais, la gestion des relations fournisseurs rime avec partenariat et co-construction. Car la finalité pour les directions achats est de conserver et faire vivre leur panel fournisseurs. Fini les rapports de force unilatéraux dans lesquels les acheteurs étaient maîtres dans la relation fournisseurs. Depuis quelques années déjà et d'autant plus avec les problématiques d'approvisionnement et de pénurie, la négociation se veut « bienveillante », avec des acheteurs qui veulent devenir « les clients préférés de leurs fournisseurs », souligne Arthur de la Bretesche.

Une négociation "bienveillante"

«La négociation est bienveillante et on ne négocie pas pour négocier. C'est un partenariat qui s'inscrit dans une relation de confiance, car l'idée n'est pas de détruire la relation», souligne Yacine Djezzar, responsable supplychain et achats chez Myflexgroup (anciennement M2DG), spécialisé dans l'immobilier d'entreprise qui regroupe les marques myflexoffice et mymood. Dans cette PME, Yacine Djezzar mise sur la formation de ses collaborateurs via des organismes tels que Fiducial et sur le fait « d'apprendre des équipes commerciales, car nos BU se complètent ». Ainsi, des binômes achats/commerciaux peuvent voir le jour pour une meilleure définition des besoins. Et les équipes opérationnelles aident à enrichir le catalogue des prestations de services. Et si selon lui, les fournisseurs sont aguerris aux techniques de la négociation, ce n'est pas le cas des « prestataires, généralement des start-up, souvent plus jeunes et moins formés sur le sujet ». C'est un fait bien négocier ne s'improvise pas et requiert la maîtrise de certaines techniques et de nombreux soft skills.

Dans le secteur automobile, citons la méthode dite du Monozukuri, concept japonais qui désigne littéralement l'art de « Faire bien les Choses » et qui est utilisée depuis longtemps. Appliquée avec les fournisseurs, elle permet une approche plus partenariale visant à optimiser le coût complet du produit de bout en bout (depuis les sources primaires d'approvisionnement jusqu'à la livraison et l'utilisation par le client en mobilisant les équipes multi-métiers internes et du fournisseur Elle a notamment été largement utilisée par Renault-Nissan dans le secteur automobile. « Les achats travaillent avec leurs fournisseurs sur l'ensemble de la chaîne de valeur produit en activant l'ensemble des leviers Monozukuri touchant au Design, aux Achats, à la fabrication et à la supply-chain La démarche emploie beaucoup de technique de lean et d'analyse de la valeur », développe Pierre Rougier, directeur associé de Kepler, cabinet de conseil en optimisation de la performance opérationnelle end-to-end.

RSE et négociation responsable : une convergence d'intérêts

Dans un sens, la RSE semble faire bouger les lignes de la négociation. C'est ce qu'avance Fanny Bénard, dg de BuyYourWay, cabinet de conseil en achats responsables, pour qui les achats responsables permettent d'avoir de « nouveaux leviers de négociation d'intérêts communs entre acheteurs et fournisseurs ». Et de citer l'exemple de l'entreprise Léa Nature qui paye des primes de conversion et demande à ses fournisseurs de mettre en place des pratiques agro-écologiques tout en leur garantissant des commandes. « C'est une culture de l'accompagnement ». Acheteur comme fournisseur sont gagnants dans l'histoire.

Le principe de négociation responsable ou raisonnée est décrit dans l'ouvrage devenu best-seller de William Ury « Getting to yes », publié en 1982. « Il faut négocier avec un fournisseur que si on a envie de travailler avec lui. Sinon, c'est une perte de temps. Il doit y avoir des intérêts communs », précise Fanny Bénard. Une négociation raisonnée implique de se concentrer sur les intérêts en jeu plutôt que sur les positions. Tout l'enjeu de la négociation consiste à trouver un terrain d'entente conciliant les intérêts des uns et des autres. Il s'agit ensuite d'imaginer des solutions procurant un bénéfice mutuel et de se fixer des critères objectifs. Au final, chacun doit garder à l'esprit que s'il négocie, c'est pour obtenir un résultat supérieur à celui qu'il pourrait espérer sans négociation. Il ne doit y avoir ni gagnant, ni perdant, mais deux bénéficiaires convaincus. « Si les acheteurs achètent davantage responsable, ils ne se comportent pas pour autant de manière responsable dans la négociation quand par exemple ils exigent de leurs fournisseurs d'être référencés sur des plateformes RSE ou encore de se faire auditer », tempère cependant Fanny Bénard. Dans ce cas, le rapport de force semble toujours présent, si le donneur d'ordre exige de son fournisseur certaines pratiques sous peine de ne pas être référencé.

Des rapports de force qui perdurent

Prenons l'exemple de l'IT. Les critères RSE ou les sujets de reconditionnement de matériel n'ont pas changé la donne dans les négociations entre acheteurs et éditeurs. Et les acheteurs demeurent dans une vraie « dépendance technologique vis-à-vis des éditeurs », selon les mots de Yasmina Mouffok, experte IT et télécom au sein du cabinet Epsa. Plusieurs raisons à cela : « l'innovation sans cesse renouvelée des modèles économiques des éditeurs » qui proposent régulièrement de nouvelles versions de leurs licences, sans compter les rachats entre éditeurs qui permettent de faire resouscrire aux entreprises de nouvelles licences sous prétexte que le prix de transfert entre l'ancien éditeur et le nouveau n'était pas compris. « Dans ces cas précis de rachats, la négociation peut s'avérer très compliquée », souligne la consultante d'Epsa. Mais c'est aussi la force de l'habitude avec des entreprises qui ne sont pas toujours prêts à remettre 200 à 300 000 euros de budget pour implémenter une nouvelle solution et reformer les utilisateurs sur de nouveaux matériels et/ou licences. Dans les achats IT, les leviers de négociation des acheteurs se résument à la durée du contrat, la volumétrie des licences et le fait de pouvoir payer cash. Bien que ce dernier levier soit de moins en moins d'actualité en raison du contexte économique. Pour Yasmina Mouffok, il est aussi très précieux de se renseigner sur la période de closing des éditeurs. « Effectivement, un éditeur qui clôt son budget trimestriel ou annuel sera plus-à-même d'accepter la négociation des acheteurs dans ce cas précis car il doit réaliser son chiffre d'affaires annuel ».

Négocier via Teams

Si sur la forme, la négociation bienveillante est devenue le lieu commun, sur la forme, les choses semblent avoir évolué en raison des technologies toujours plus poussées. La négociation à distance prend de l'ampleur et les rendez-vous entre acheteurs et fournisseurs se font de moins en moins en physique. C'est le constat dressé par Olivier Wajnsztok, directeur associé d'AgileBuyer : « Les règles et les armes de la négociation ont changé. Grâce à des outils comme teams, chacun (acheteur comme fournisseur) a accès immédiatement à toutes leurs ressources et peut partager des éléments en temps réel. Résultat, il y a moins de small talks, le niveau émotionnel est moins fort et on ne peut plus sortir de la pièce prendre le temps de la réflexion. Ce qui permet aux fournisseurs d'être plus aguerris, d'avoir des éléments chiffrés et un argumentaire sous les yeux. En contrepartie, en face, les acheteurs ont des leviers de négociation plus faibles et moins d'éléments de prise sur leurs fournisseurs ». Ne dit-on pas : celui qui a l'information détient le pouvoir ?

Quand la data rebat les cartes

Avec l'apport de l'IA, une bonne gestion et compréhension des données est devenue un pré-requis dans l'acte de négociation et « permet d'avoir de nouveaux leviers d'optimisation dans la négociation », souligne Pierre Rougier, directeur associé de Kepler, cabinet de conseil en optimisation de la performance opérationnelle end-to-end. Ainsi, toujours selon Pierre Rougier, « Dans l'industrie, il faut de plus en plus croiser les données d'engineering avec celles des achats pour avoir de vrais leviers de négociation. On peut également croiser les données de la supplychain avec de nouvelles sources ». L'IA peut permettre également de fournir de la data CSRD comme le bilan CO2 des produits et ainsi faire apparaître de nouveaux leviers de négociation. Le cabinet Kepler a ainsi accompagné un acteur de l'industrie automobile pendant 5 mois dans le but d'identifier des leviers d'optimisation dans la négociation grâce à l'IA. « Nous avons consolidé les données économiques (prix d'achat, pays, fournisseurs, ...) avec les données sur les spécifications techniques des produits issues des plans en 3D ou 2D (poids, dimensions, matières, nombre d'usinage, tolérances, ..... Nous avons ensuite utilisé EasyKost, logiciel de costing basé sur l'IA, afin de modéliser les corrélations entre les inducteurs de coûts et les prix des produits, ce qui nous a permis d'identifier des de nouveaux leviers de négociation et d'optimisation », indique Pierre Rougier.

Si les données achats sont faciles à obtenir, celles plus techniques sont à aller chercher parfois dans les usines ou auprès de la R&D. Des kits de négociation par catégorie et par fournisseur (vue 360° de la catégorie, méthodologie easyKost, savings assessment, résultats des analyses par fournisseur, exemplification des écarts) ont ensuite été fournis aux acheteurs. Au final, les fournisseurs sont mis face à leurs propres contradictions en termes de pricing. Et l'ensemble de ces données permet ensuite de cibler les actions de resourcing vers les fournisseurs à priori les plus compétitifs en fonction des typologies de produit, mais aussi d'identifier des leviers de design to cost ou de standardisation. « Le pricing n'est pas très robuste chez les fournisseurs et parfois il peut y avoir des écarts de prix importants pour des produits assez similaires », met en avant Pierre Rougier. Un gain de 8 millions de dollars (en incrémental) a ainsi été dégagé récemment auprès d'un de nos clients américains dans le domaine des poids lourds

Dans le secteur de la distribution, le GMROI est un indicateur de performance qui permet aux distributeurs qui l'utilisent de capturer des gains significatifs en agissant conjointement sur les deux éléments qui impactent le plus leur trésorerie d'exploitation, à savoir le cash généré par la marge et celui immobilisé par les stocks. Le calcul d'indicateurs se fait en divisant le nombre de marge en euros généré pour un euro de stock investi. « C'est un indicateur intéressant qui amène d'autres axes de négociation avec les fournisseurs (amélioration du prix d'achats ciblés sur les produits à faible GMROI, reprise de stocks, rationalisation d'assortiment, changement de flux logistique etc...) », souligne Pierre Rougier.

Une question épineuse dans la grande distribution

Dans le secteur de la grande distribution, les négociations sont annuelles entre distributeurs et fournisseurs (du 1er décembre au 1er mars) et sont souvent comparées à une foire d'empoigne. Pour changer la donne, la loi n° 2023-221 dite loi « Équilibre dans les relations commerciales (ERC) », promulguée le 30 mars 2023 devrait changer certains aspects des négociations entre les acteurs économiques, selon Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises. Même le ministre de l'Économie Bruno Le Maire encourage une renégociation sans attendre la fin d'année en raison du contexte actuel d'inflation. De plus, à titre expérimental pour une durée de trois ans, est créé un dispositif d'encadrement des négociations si fournisseurs et distributeurs n'arriveraient pas à s'entendre à la date du 1er mars. Le fournisseur aura désormais le choix entre interrompre les livraisons si le prix durant le préavis est jugé trop bas ou appliquer une préavis de rupture "classique" qui devra tenir compte des conditions économiques du marché (taux de l'inflation...). La troisième voie est de recourir à la médiation. Celle-ci pourra être saisie par le fournisseur, mais elle aussi par l'acheteur.

La négociation, un art cyclique ?

Bien que l'intention louable de la négociation dite bienveillante soit une volonté commune, cela reste une discussion entre acheteurs et fournisseurs dans un contexte économique fluctuant. Et dans certains cas, elle peut se durcir pour une ou les parties prenantes. C'est notamment le cas avec les problématiques d'inflation et de couverture énergétique qui ont rebattu les cartes de la négociation dernièrement. « Avec la hausse du coût de l'énergie, les prix ont explosé dans les achats spots. Ainsi, en 2022, les prix étaient renégociés toutes les semaines. Certains fournisseurs pouvaient vendre à perte et les donneurs d'ordre devaient accepter les nouvelles conditions sur des marchés oligopolistiques s'ils voulaient être livrés », détaille le consultant de Buying & solutions. Seul bémol : « le manque de transparence dans les coûts réels facturés avec des indices de révision des prix basés sur le prix spot (et non sur les prix négociés) et des fournisseurs qui pouvaient cacher le fait d'être couverts sur les prix de l'énergie ». Si la négociation se veut avant tout bienveillante, elle reste néanmoins soumise aux aléas du contexte économique avec des difficultés et des impératifs tant pour les fournisseurs que pour les directions achats.

« De nouveaux leviers de négociation sont liés à la vente et permis par la data »

La data deviendrait-elle une arme de négociation ? Chez Lyreco,spécialiste des fournitures et du matériel de bureau, « de nouveaux leviers de négociation sont liés à la vente et permis par la data », explique David Licour, Demand & Supply Director de Lyreco. La spécificité du groupe Lyreco est d'être à la fois vendeur et distributeur. Ainsi, la data permet de connaitre et mieux cibler les profils et les besoins des clients. « Grâce à cela, nous parvenons à remonter des informations plus précises auprès des industriels ». La RSEoffre également de nouvelles opportunités pour négocier avec des fournisseurs qui sont challengés pour proposer des produits plus verts et être référencés chez Lyreco. Mais si la négociation évolue, qu'en est-il des compétences ? « Nos acheteurs sont formés régulièrement à la négociation grâce notamment à des jeux de mise en situation avec leurs homologues commerciaux. Car, ce sont en quelque sorte des fonctions miroirs », souligne David Licour. Un jeu de rôle qui est directement mis en application, puisque chez Lyreco, les acheteurs sont également chefs de produits. Et si d'une façon générale, les acheteurs sont aguerris à la négociation, la différence se joue sur les soft skills et « l'intelligence de la situation ».

 
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