Quel rôle pour les achats dans l'entreprise 3.0 à l'ère du Crowdsourcing?
"Avec le Crowdsourcing, la fonction achats atteindra de nouveaux niveaux de création de valeur et d'innovation tout en créant du lien avec les consommateurs mêmes des entreprises". Olivier Deprez, prix du meilleur mémoire en master 2 achats lors des Trophées du magazine nous explique pourquoi.
Je m'abonneDécision Achats : En quoi le sujet du Crowdsourcing peut-il intéresser les acheteurs? Pourquoi le traiter?
J'ai un parcours de près de 10 ans dans le digital et l'innovation. Au cours de mon master en formation continue au Desma, j'ai eu envie de traiter un sujet non exploré par les achats, constituant pour autant une forme de recours -atypique- à des fournisseurs. En effet, les acheteurs d'aujourd'hui sont souvent coincés dans un modèle de relation fournisseur "partenariale" (l'open innovation est une démarche qui s'étale sur des années, sans gage de réussite), avec tous les risques liés à la fragilité d'un tel alignement stratégique. Le paradigme apporté par le Crowdsourcing est de pouvoir aller chercher l'innovation ou la rupture là où elles se trouvent et sans a priori, c'est une externalisation de l'échec.
Le Crowdsourcing englobe tout à la fois une transformation de la société de consommation, de l'entreprise, mais aussi des modes de création de valeur, collectifs et "ouverts" à la foule. Il bouleverse par la même occasion l'acte d'achats, en modifiant la nature même du fournisseur traditionnel en un fournisseur protéiforme, C2B, et extrêmement créatif. J'ai voulu au travers de ce mémoire positionner la fonction achats par rapport à ce phénomène dont certaines entreprises comme Uber, AirBnB ou encore Blablacar se sont emparées pour devenir des leaders de leur secteur aujourd'hui. Avec le Crowdsourcing, la fonction achats atteindra de nouveaux niveaux de création de valeur et d'innovation tout en créant du lien avec les consommateurs mêmes des entreprises.
Lire aussi : L'acheteur, architecte de l'économie circulaire ?
Décision Achats : Les acheteurs s'intéressent-ils suffisamment au crowdsourcing ? Quelle perception en ont-ils ?
Les acheteurs (directeurs inclus) ne connaissent pour la plupart quasiment pas le concept. Ils le confondent souvent avec le Crowdfunding (soit le fait de faire appel à la foule pour une participation financière) et ou l'assimilent/le réduisent à une sous-partie de l'Open Innovation.
Le Crowdsourcing, littéralement " recherche/approvisionnement par la foule ", est un appel à contribution ouvert à 360°, vers les fournisseurs de tout type -freelances inclus- mais aussi vers les particuliers, les instituts et les centres de recherche, les collaborateurs de l'entreprise parfois, et même les concurrents. Cela bouleverse la vision traditionnelle de l'acheteur, et la première réaction d'une fonction de gestion de risques comme la nôtre est naturelle : la méfiance, quand ce n'est pas le rejet. Or le CrowdSourcing permet de réconcilier tout à fois l'Open Innovation, l'uberisation et l'économie collaborative, trois enjeux stratégiques des entreprises.
Mais pour adresser ce phénomène, il faut transformer les habitudes, voire se transformer soi-même. Et la fonction achats est en recherche de reconnaissance quand il ne s'agit pas de légitimité pure et simple, auprès de ses prescripteurs comme de la Direction Générale. Prendre le risque de pousser un changement trop radical peut être synonyme de marginalisation.
Seulement voilà, l'économie se digitalise de toute part, se globalise, et le prosumer occupe une place de plus en plus centrale dans la supply chain, aussi les premiers à adresser cette transformation uberiseront leurs concurrents sans autre forme de politesse. Ce raisonnement est valable qu'il s'agisse d'entreprises, ou qu'il s'agisse de fonctions internes contribuant à la chaîne de valeur : le marketing, le département innovation pourraient décider de s'emparer du phénomène Crowdsourcing et gagner la légitimité du pilotage de cette relation foule-fournisseur, ce qui relèguerait à plus ou moins long terme la fonction Achats à une fonction d'approvisionnement.
Pour cela, la fonction achats doit se transformer. Il en résulte une nouvelle efficience de l'acte d'achat : acquisition du résultat gagnant, de la trouvaille uniquement et surtout une externalisation de l'échec ! Mais aussi une nouvelle sollicitation de l'innovation. Elle se trouve désormais un peu partout, chez des experts non traditionnels voire des amateurs. Il faut raisonner 360° : " le sourcing est mort, vive l'open sourcing ! "
Lire la suite en page 2 : quels types de Crowdsourcing pour quels types d'achats?
D. A : Quels sont les modes de Crowdsourcing adaptés à quels types d'achats ?
J'ai distingué 3 types de Crowdsourcing :
- Le Crowdsourcing Problem Solving : correspond à la résolution de problèmes complexes, nécessitant un savoir distant de l'entreprise et générant dans la plupart des cas de l'innovation. Une des première plateformes du domaine est Innocentive [NDLR : la plateforme Innocentive, a été lancée en 2001 aux USA. Elle permet aux entreprises d'adresser des appels d'offres publics sur des problématiques de R&D sous la forme de concours en ligne à destination de scientifiques externes].
- Le Crowdsourcing créatif : fait appel à la foule pour une idée créative et authentique. Il peut s'agir de challenges compétitifs comme pour le Crowdsourcing Problem Solving, ou de soumission libre structurée au travers de communautés d'utilisateurs. On peut parler aussi de co-création ou de lead usership. Eyeka, Creads, 99designs... permettent de recourir à cette forme de Crowdsourcing.
- Le Crowdworking : se définit comme une nouvelle forme de travail reposant sur la digitalisation, l'émancipation (par rapport à la notion de métier 'traditionnel' nous reliant à une et une seule entreprise) et la globalisation du marché du travail. Il s'agit de faire appel à la multitude pour réaliser des tâches standard et peu complexes. Les ETI et PME sont les premiers consommateurs de cette forme de recours à la foule aujourd'hui. Uber, Airbnb et Blablacar sont des exemples de l'implémentation du Crowdworking dans un secteur donné. On peut citer des plates-formes comme Upwork, Freelancer.com, Amazon Mechanical Turk, ou même Gigwalk ...
Les stratégies achats s'appuient sur une classification de leurs familles et segments en catégories " Simples/ Lourds/ Stratégiques/ Critiques ". Afin de faire correspondre les typologies du Crowdsourcing à cette classification et faciliter ainsi son usage pour une famille donnée, j'ai établi une correspondance sur base des modèles de Marcel & Nassoy et Kraljic.
Cette matrice n'exempte pas le travail de sécurisation d'une démarche de Crowdsourcing (gestion des risques, sélection de la plateforme adéquate, évaluation des bénéfices attendus), ni la nécessaire gestion du changement accompagnant l'arrivée d'une innovation radicale, d'un nouveau modèle d'opérations voire d'un business model en rupture avec les pratiques passées.
Lire la suite en page 3 : les compétences de l'acheteur 3.0
D. A : Enfin, quelles sont les compétences de l'acheteur 3.0?
L'acheteur d'aujourd'hui est déjà un acteur quotidien de la transformation de l'entreprise. Il s'agit, selon moi, d'assumer les qualités intrinsèques que sa fonction exige, en les approfondissant au maximum.
Il doit être marginal-sécant. Ce concept s'inspire des théories de Crozier et Friedberg (1977) dans leur ouvrage "L'acteur et le système". Le poste d'acheteur est "à la croisée des chemins" et des sphères de savoirs. Il incarne l'interface entre l'interne et l'externe, et est capable d'identifier les solutions distantes à des problèmes locaux.
L'acheteur doit être "maïeutique" ou "accoucheur des connaissances internes" au sens de Platon. Il pratique déjà l'élicitation des connaissances lorsqu'il aide les prescripteurs à exprimer leurs besoins dans un cahier des charges, mais il doit être encore plus précis et compréhensible du monde extérieur pour solliciter l'expertise adéquate lors d'une démarche d'appel ouvert à 360° comme le Crowdsourcing.
Il doit être également schumpeterien. Il est en quelque sorte le relai de la création destructrice comme évoqué par l'économiste Schumpeter, au sein de son entreprise. En effet le Crowdsourcing provoque une disruption sans précédent, pouvant créer de la concurrence interne, voire détruire un modèle d'affaires existant ; aussi il est crucial que l'acheteur s'approprie la stratégie moyen et long terme de son entreprise pour introduire à bon escient les changements, en alignement avec le business model de demain.
Enfin, cet acheteur 3.0 doit être connecté et intermédiateur, un " digital manager 2.0 ". L'uberisation annonce peut-être la fin du salariat pour un modèle social centré sur la tâche, pour une entreprise 3.0 plus collective et ouverte qu'aujourd'hui mais devant pour autant être plus attractive. Pour reprendre les termes de Joël de Rosnay, prospectiviste, conférencier et scientifique, "l'entreprise de demain est une plate-forme d'intelligence collective". Ainsi, le nouveau manager que l'acheteur intermédiateur pourrait incarner saura étendre et connecter l'entreprise au-delà de ses frontières en utilisant le collectif, et en motivant ce dernier à y produire le meilleur.