DossierAcheter français, mythe ou réalité ?
Le made in France est devenu la marotte de l'économie française avec, comme figure de proue, Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, ardent défenseur des achats patriotiques. Parcours d'entreprises ayant fait le pari (réussi) de l'expertise des fournisseurs hexagonaux.

Sommaire
- Acheter français relève-t-il de l'utopie ?
- Acheter français, un objectif pour 19% des acheteurs
- Témoignage - Toyota France
- Des achats en repli dans les pays à bas coût
- Risques fournisseurs : un plaidoyer pour acheter français
- Témoignage - Orapi SA
- Vers un Buy American Act à la française ?
- La France, école d'excellence de l'innovation
- Changement d'image des acheteurs
- Pour en savoir plus...
1 Acheter français relève-t-il de l'utopie ?
Un cocorico qui a été de courte durée pour K-Way qui, lui, ne produira pas dans l'Hexagone.
Malgré les incantations d'Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif, la célèbre marque française du vêtement de pluie qui s'escamote dans une pochette a décidé de mettre en stand-by la production d'une "capsule" (une petite collection événementielle) "made in France".
La raison ? Des coûts de production rédhibitoires, multipliés par trois, voire par cinq sur certains produits.
Cette information du Huffington Post
Pour K-Way, selon le quotidien, c'est une question d'image pour cette marque française cédée à des Italiens en 2004 et dont les produits sont désormais fabriqués en Chine et au Vietnam.
Cocorico ! Le groupe français Easybike vient d'annoncer le retour de la fabrication du vélo emblématique d'après-guerre Solex sur le territoire français dès janvier 2014.
2 Acheter français, un objectif pour 19% des acheteurs
De ce constat, Olivier Wajnsztok, créateur du cabinet de conseil en achats AgileBuyer, a imaginé trois catégories de directeurs achats :
- ceux qui disent que c'est bien parce que ça fait bien de le dire (les " Nice to Say ")
- ceux qui le pensent parce que le " made in France " fait vendre (les " French Marketing ")
- ceux qui y croient vraiment
Après le développement durable et la RSE (responsabilité économique et sociétale), " les acheteurs ont tendance à trop surfer sur les effets de mode ", déplore Guy Elien, associé en charge de la pratique achats du cabinet Clarans.
" Il ne faut pas se leurrer, la rentabilité financière reste l'enjeu prioritaire pour 62% des entreprises ", analyse Léandra Muller-Segard, consultante et maître de conférences associée au sein du Master Achats à l'international à la faculté Jean Monnet (Sceaux) - Paris XI, en citant les résultats d'une étude du cabinet Mazars.
Même constat du côté du cabinet AgileBuyer qui met en évidence que 73% des donneurs d'ordres interrogés affirment que leurpremière priorité reste la réduction des coûts.
Si l'on s'en tient à cette seule analyse, le débat relatif aux achats made in France semble se tarir très vite...
Seulement 19 % des départements achats ont parmi leurs objectifs d'acheter français, rapporte une étude publiée en janvier 2013 par AgileBuyer et le groupement achats d'HEC.
Lire aussi : Une nouvelle bible des achats durables ?
3 Témoignage - Toyota France
Les acheteurs français des grandes entreprises sont-ils réellement concernés par l'achat "made in France" ?
Thomas Jobelot : Avec Yaris, nous avons su concevoir un produit "made in France" tout à fait compétitif. En effet, les points forts de la Yaris "made in France" ne se limitent pas au domaine du prix ou du design. Avec sa version hybride, une offre exclusive sur ce segment des citadines, nous proposons également un "made in France" innovant, écologique et avec un coût d'utilisation réduit. Ce sont autant d'atouts pour les entreprises qui recherchent un produit fiable et qui souhaitent aussi encourager l'emploi en France.
Que représente le label Origine France Garantie obtenu par la Yaris ?
T.J. : La Toyota Yaris a été le premier véhicule grand public à obtenir ce nouveau label en France. Régi par l'association Pro France et décerné par Bureau Veritas, ce label a pour objectif de donner une information claire et transparente aux consommateurs sur l'origine d'un produit. Pour les entreprises, il donne de la visibilité à celles qui souhaitent valoriser leurs activités productives et les emplois crées en France. Deux critères cumulatifs sont nécessaires à l'obtention du label : le produit prend ses caractéristiques essentielles en France et plus de 50 % du prix de revient unitaire de produit doivent être acquis en France.
Finalement, pour une entreprise d'origine étrangère, obtenir le label représente un beau clin d'oeil ?
T.J. : La stratégie Toyota consiste à produire là où se vendent les véhicules, ce qui a motivé l'implantation d'une usine dans le nord de la France, à Valenciennes, dès 2001. Et, effectivement, en tant que concepteur/designer, employeur, producteur et distributeur en France, Toyota est très fier d'avoir obtenu ce label.
Toyota France
Activité : importateur et distributeur de voitures, pièces et accessoires Toyota et Lexus
CA 2012 : du 1er avril 2012 au 31 mars 2013 - 1.4 milliard d'euros
Effectif : 175 salariés
Volume d'achats 2012 : NC
Effectif achats 2012 : NC
"La Yaris, un produit "made in France" qui reste compétitif"
4 Des achats en repli dans les pays à bas coût
Ainsi, si des pays comme l'Inde, la Chine, le Brésil, l'Afrique du Nord séduisent en termes de coûts, 55 % des professionnels achats interrogés affirment leur manque d'intérêt pour une démarche d'achats dans les pays à bas coûts contre 48 % en 2012.
Rupture dans la chaîne d'approvisionnement, défaut des finitions, qualité en baisse... Cela traduit des actions correctives à la suite de mauvaises expériences achats dans les pays à bas coûts.
De son côté, Guy Elien, directeur du cabinet Clarans Consulting, avance une explication : " La performance achats est en baisse. On ne peut plus négocier au-delà de la négociation. "
Pour Léandra Muller-Segard, " si on cherche à faire du gain et sécuriser ses approvisionnements en respectant les normes, les acheteurs ne peuvent pas se tourner vers les pays low cost. Les normes ne s'exportent pas. Pour pratiquer les achats, il faut parler le même langage. Ce qui n'est pas facile quand on se trouve confronté aux barrières interculturelles. "
La pression de Bruxelles sur le respect des normes s'intensifie et tend à alerter les acheteurs sur l'origine de leurs produits. Outre le respect des normes, de grands acteurs comme le groupe pétrolier Total Fina Elf doivent faire face à des problématiques fournisseurs basées sur l'éthique.
De plus, " certains marchés risquent de se fermer dans un futur plus ou moins proche", anticipe Nicolas Kourim, gérant de Big Fish. Ainsi, " la Chine a marqué une légère récession en 2013 et va se replier sur son marché intérieur en raison d'une demande interne qui croît ".
Les achats dans les pays à bas coûts sont en repli, révèle une enquête réalisée en janvier 2013 par le cabinet AgileBuyer et le groupement achats & supply chain de HEC.
5 Risques fournisseurs : un plaidoyer pour acheter français
Les crises politiques successives comme le printemps arabe, l'accident nucléaire de Fukushima au Japon ou les inondations en Thaïlande de l'été 2011 ont constitué des défis pour les achats dans ce domaine. De même, la RSE et le développement durable abondent en faveur d'une politique d'achats locaux.
La raison ? " La logistique coûte de plus en plus cher et s'avère très polluante ", explique Léandra Muller-Segard.
De plus, les marchés sont de plus en plus liés et de grands oligopoles se créent dans un contexte de concurrence mondiale accrue. Dans une problématique de gestion des risques, " il faut aller vers de plus petits fournisseurs qui ont moins de risques de se faire racheter ", insiste la maître de conférences associée au sein du Master Achats à l'international de la faculté Jean Monnet. Une façon également d'assurer la protection des brevets et celle de la propriété intellectuelle.
Dans ce cas, revenir à des fournisseurs locaux et acheter français prend tout son sens.
Pour ce faire, " il faut un mélange de pragmatisme lié à des réalités internationales et à un certain patriotisme, prévient Nicolas Kourim de Big Fish. La tendance actuelle est très différente du discours politique. " Mais la volonté ne suffit pas.
Pour Olivier Wajnsztok, " le business se fait là où il y a un avantage compétitif ". Ainsi, des secteurs comme le BTP ne peuvent se permettre d'acheter hors de l'Hexagone, car des matières premières comme le béton ne se transportent pas, tandis que le secteur de l'électronique continue de travailler avec des fournisseurs en Asie, là où le marché offre le plus d'opportunités.
De plus, " acheter partout dans le monde est une condition indispensable pour vendre partout dans le monde ", ajoute Olivier Wajnsztok.
La gestion des risques fournisseurs est une motivation majeure du revirement de certaines entreprises qui ont décidé d'accroître la part de leurs achats locaux.
6 Témoignage - Orapi SA
Entreprise familiale historiquement spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de produits pour l'entretien et la maintenance des machines, Orapi est devenue le spécialiste français de l'hygiène professionnelle.
L'achat made in France est-il une réalité ou un leurre ?
Guy Chifflot : La situation actuelle est scandaleuse ! L'achat made in France, c'est la garantie de faire travailler des entreprises qui fabriquent en France et qui créent de la valeur pour l'économie française. Mais je constate malheureusement que les acheteurs français préfèrent acheter en fonction d'un prix. Et par voie de conséquence, nous avons progressivement désindustrialisé notre pays. Le contraste est d'autant plus flagrant avec nos voisins européens qui préfèrent favoriser une production locale et nationale. L'Allemagne en est le parfait exemple, puisqu'elle peut encore s'appuyer sur une industrie très forte.
Que faudrait-il faire pour changer la donne ?
G.C. : Il y a d'abord un problème d'éducation qu'il faudrait changer. Les acheteurs français doivent absolument revoir leurs considérations basées la plupart du temps sur le seul aspect du coût. Il faut qu'ils gardent à l'esprit qu'un achat français, c'est d'abord un emploi sauvé. En Allemagne, même en étant 20% moins cher, le fournisseur étranger a peu de chance d'être retenu. Je déplore que les administrations françaises, les collectivités locales, l'armée française, et des grandes entreprises telles qu'EDF, SNCF, etc., ne favorisent en aucun cas les entreprises à capitaux français et produisant en France. Chez Orapi, sur les 500 véhicules qui composent mon parc de voitures, toutes sont de marque Citroën. Peut-être doit-on également revoir notre communication pour promouvoir une production à la française ? Je ne dis pas que les entreprises françaises sont toujours les meilleures, mais elles ne sont en aucun cas les moins bonnes.
Activité : conception, fabrication et distribution de produits d'hygiène professionnelle et de produits consommables techniques pour la maintenance du matériel et des machines.
CA 2012 : 210 millions d'euros
Effectif : 1300 personnes
Volume d'achats 2012 : 130 millions d'euros
Effectif service achats en 2012 : une dizaine
L'avis du p-dg, Guy Chifflot, sur "l'achat made in France"
7 Vers un Buy American Act à la française ?
" On demande souvent aux directeurs achats de calculer leurs taux d'achat à l'international, calculer ce même taux à l'échelle nationale ne serait pas une vaine exigence non plus ", avance Pierre Pelouzet, actuel médiateur des relations interentreprises.
Quid des acheteurs publics ? " Le " made in France " est une notion qui n'existe pas dans le Code des marchés publics ", explique Wilfried Boudas, directeur des achats de l'Ugap.
Cependant, certains marchés publics sont naturellement plus favorables que d'autres à des achats de proximitécar ils font appel à des ressources locales. " Les marchés de prestations de services et de prestations intellectuelles font précisément appel au tissu économique local et permettent à des entreprises françaises, notamment des PME, de se développer ", précise-t-il.
De plus, " l'allotissement des marchés avec une bonne connaissance du tissu économique peut permettre de réaliser une part plus importante d'achats à l'échelle locale ". Arnaud Montebourg exhorte les acheteurs publics " à faire preuve d'achats patriotiques ".
Le ministre du Redressement productif regrette qu'il n'existe pas une directive européenne sur le modèle du Buy American Act, loi fédérale et protectionniste américaine de 1933 qui impose l'achat de biens produits sur le territoire américain pour les achats directs effectués par le Gouvernement.
À défaut de protectionnisme, la notion de patriotisme économique devrait-elle être mise en avant ? " Si en France, le made in France est un argument de vente dans le BtoC, il n'a aucun impact dans le BtoB ; à l'inverse de l'Allemagne où les achats B to B sont patriotiques ", détaille Olivier Wajnsztok.
Pour aller dans le sens du Gouvernement, les acheteurs doivent-ils être contraints d'acheter davantage français ?
8 La France, école d'excellence de l'innovation
" En résumé, pour des achats simples, les pays à bas coût font la différence. Pour des achats techniquement développés, il existe également un avantage concurrentiel français mais pas sur l'ensemble de la chaîne de valeur. L'avantage d'acheter français réside dans l'innovation", analyse Guy Elien de Clarans Consulting.
Pour appuyer ce propos, Nicolas Kourim prend l'exemple des États-Unis, " où le modèle économique en place depuis dix, quinze ans ne met plus le coût du produit comme prioritaire ".
Il explique : " Le produit de masse n'est plus d'actualité en raison de la volatilité du consommateur. Pour apporter de nouveaux services, il faut miser sur un cycle d'innovation pour restructurer la chaîne de valeur. Au final, c'est l'avantage concurrentiel de l'innovation qui ramène vers une expertise de proximité ". Pour ce faire, il alerte sur " le besoin d'investir d'urgence dans le développement de l'innovation en France ".
Chez le fleuron français de l'aérospatiale, " l'innovation et la qualité des produits et prestations sont des facteurs de succès qui permettent à des entreprises françaises de contribuer aux objectifs de performance des produits d'EADS/Airbus ", explique Albert Varenne, directeur de la stratégie et de la gouvernance des achats d'Airbus.
Aujourd'hui, l'entreprise est reconnue pour sa politique d'achats hexagonale. Actuellement, 50 % des sous-traitants d'Airbus sont en France.
À l'inverse, Boeing ne confie que 10 % de ses achats à des sous-traitants nord-américains. " La France arrive au premier rang des pays bénéficiaires de la politique d'achats d'EADS/Airbus et ce volume est en constante croissance. " L'entreprise accompagne certains de ses fournisseurs hexagonaux sur les marchés émergents " et leur ouvre des opportunités de développement à l'export ".
Travailler comme EADS/Airbus avec des fournisseurs locaux requiert une politique de sourcing précise et exhaustive. Cependant, avant de se projeter sur le développement nécessaire des TPE-PME, les acheteurs doivent s'attacher à réduire leurs délais de paiement pour éviter de bloquer la trésorerie des PME. Un retard qui engendre un trou de 11 à 12 milliards d'euros dans les caisses des PME.
Or, un quart des défaillances des PME sont imputées à la trésorerie. Les acheteurs ne scient-ils pas la branche sur laquelle ils sont assis ?
"Il faut tout miser sur l'innovation. L'effet "made in France" ne vient qu'en second"
9 Changement d'image des acheteurs
Si de nombreux éléments peuvent plaider en faveur d'une politique d'achats français, les acheteurs doivent eux-mêmes de leur côté fournir certains efforts. Mais leur rôle stratégique au sein de l'entreprise doit être mis en évidence afin que la volonté politique actuelle du ministre du Redressement productif prenne tout son sens.
" Tant que les directions générales et les directions administratives et financières perçoivent les acheteurs uniquement comme des pourvoyeurs de gains, ces derniers ne pourront pas faire du made in France ", prévient Léandra Muller-Segard. " L'acheteur doit être mis en valeur et apparaître comme le garde-fou du risque ". C'est là " un levier essentiel pour aller vers des achats plus locaux ".
"L'avantage d'acheter français réside dans l'innovation" Guy Elien de Clarans Consulting
10 Pour en savoir plus...
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