Pour des risques maîtrisés
La crise a mis en exergue les nombreux risques auxquels les achats sont confrontés. Et a, par la même occasion, fait prendre conscience de la limite des outils de gestion des risques utilisés par les directions achats.
Je m'abonneCes derniers mois, les achats ont fait et font face à des risques renforcés, à des risques inédits ou, en tout cas, jusqu'à présent mal identifiés. Un mal pour un bien : cela offre à la direction des achats l'occasion de revoir sa façon de gérer les risques.
Défauts de livraison
Le cabinet AgileBuyer et le Conseil national des achats (CNA) ont récemment fait paraître une étude sur les tendances des achats suite au Covid-19 dans laquelle les acheteurs faisaient part des risques auxquels ils font face. Par exemple, 58 % des entreprises prévoyaient des difficultés de livraison de leurs fournisseurs stratégiques. "Le risque est immense, car si elles ne sont plus livrées par ces fournisseurs, les entreprises ne peuvent plus produire", souligne Olivier Wajnzstok, directeur associé d'AgileBuyer.
Ce risque de ne pas être livré peut avoir différentes origines. Il y a quelques mois, cette difficulté pouvait être attribuée au confinement : beaucoup d'entreprises avaient été contraintes de fermer boutique et ne pouvaient plus livrer leurs clients, et ce à travers le monde entier. Aujourd'hui, ce sont davantage les difficultés économiques qui peuvent toucher les fournisseurs, étant donnée la crise de trésorerie que nous traversons actuellement. En effet, l'étude AgileBuyer / CNA rapporte qu'environ un tiers (37 %) du panel interrogé craint la faillite de ses fournisseurs stratégiques. Ces difficultés économiques peuvent toucher les fournisseurs de rang 1, mais aussi ceux de rang 2, et même 3, 4... L'ensemble de la supply chain peut ainsi être perturbée, paralysant les livraisons à destination du donneur d'ordres. Notons également que les transporteurs ne sont pas épargnés par ces difficultés.
Le risque sanitaire peut également être à l'origine d'un défaut de livraison : apparition d'un cluster chez le fournisseur alors contraint de baisser le rideau, gestes barrière non respectés poussant les salariés à exercer leur droit de retrait, etc. Autre conséquence de cette crise, qui a obligé les citoyens du monde entier à se confiner et à davantage échanger via e-mail et visioconférence : l'augmentation du risque cyber.
Les attaques informatiques ont en effet augmenté de 30 000 % entre janvier et mai 2020, d'après l'éditeur Zscaler. Et un fournisseur touché par une attaque informatique peut se retrouver totalement paralysé. De nombreux autres risques, opérationnels, sont à même d'entraver l'activité des fournisseurs : niveau du stock insuffisant, mesures de distanciation physique qui limitent l'activité, etc. Michael Soussan, directeur chez KPMG France, a souligné la montée en puissance du nombre de risques à l'occasion d'un webinaire organisé par KPMG France et le CNA Nouvelle Aquitaine sur le risque fournisseur, citant, au-delà des risques financiers et opérationnels, les risques géographiques, de disponibilité de la main d'oeuvre, réglementaires, industriels, managériaux, de marque, éthiques, etc.
Enfin, Frédéric Thielen, expert achats KPMG France, encourage à s'intéresser à un dernier risque, que les achats ont tendance à oublier et qui émerge fortement avec la crise du Covid-19 : le risque de l'offre. "Il faut à tout prix se poser la question de la criticité commerciale des matières achetées, se demander dans quel produit final elles vont servir", insiste-t-il. En effet, avec cette crise, les clients, professionnels ou particuliers, revoient leurs priorités et modifient leur façon de consommer. Il serait dommage de passer du temps à chercher des solutions vis-à-vis d'un fournisseur à risque si ce dernier livre des éléments qui servent à fabriquer un produit n'ayant plus aucun débouché !
Des outils inadaptés
Ces différents risques sont d'autant plus conséquents que les directions d'achats manquent d'informations claires et précises pour les prévoir. Concernant le risque de défaillance financière, par exemple, les outils utilisés habituellement ont trouvé leurs limites. "Il y a une véritable culture du risque au sein des directions achats, mais elle a été trop statique au vu des événements : une revue des risques est souvent réalisée tous les six mois, ou tous les ans, ou encore lors de l'attribution d'un marché. Par ailleurs, les risques financiers sont généralement évalués en utilisant des rapports basés sur les années précédentes", observe Frédéric Thielen. Ce qui pose problème.
Olivier Wajnsztok ne dit pas autre chose : "En temps normal, les entreprises mettent plusieurs années à faire faillite après l'apparition des premiers signes inquiétants. Les outils utilisés habituellement, comme des analyses trimestrielles, ne collent pas avec l'urgence actuelle". L'étude AgileBuyer / CNA relevait que 54 % des directions achats des entreprises estiment ne pas avoir ou rarement les outils suffisants pour réellement comprendre la fiabilité financière de leurs fournisseurs dans un contexte Covid-19. En effet, dans la situation actuelle, beaucoup de choses peuvent se passer en trois mois. S'intéresser uniquement à des ratios financiers, de plus trimestriels, ne permet pas d'être réactif !
Isabelle Catry Martin, associate partner Sia Partners, invite à regarder des sujets plus opérationnels, pour faire face aux risques cyber, par exemple. Elle pense également que la cartographie des risques fournisseurs doit être complétée pour y apporter une dimension prédictive, à court-moyen terme. "Les achats ont généralement une bonne vision sur les fournisseurs de rang 1, aléatoirement bonne sur les fournisseurs de rang 2. Mais pour la suite... Or, une défaillance très en amont peut tout à fait mettre en péril une chaîne de valeur". Nous avons en effet vu que l'ensemble de la supply chain peut être touchée par différents risques. Pour Frédéric Thielen, c'est l'audit sanitaire qui n'est pas assez présent dans les grilles d'analyse des risques des directions achats. "On se limite parfois à demander une attestation, ce qui reste assez restrictif au vu des impacts potentiels", remarque-t-il.
"Nous sommes confrontés à une problématique où les outils traditionnels ne fonctionnent pas. Le seul moyen de capter de l'information est de s'adresser directement à ses fournisseurs. Il est donc important de bâtir une relation de confiance avec eux", a conseillé Luc Nicaudie,directeur achats de Sabena Technics et président du CNA Nouvelle Aquitaine, à l'occasion du webinaire KPMG /CNA. Ce sont en effet les fournisseurs qui délivreront les éléments les plus actuels et les plus complets. On peut ainsi avoir accès à des données financières récentes, mais aussi à d'autres informations, plus opérationnelles, qui donnent des renseignements sur la bonne prise en compte des différents risques par les fournisseurs.
Lire la suite en page 2 : Renforcer les liens avec ses fournisseurs - Détecter des signaux faibles - Les outils prédictifs, plébiscités
Renforcer les liens avec ses fournisseurs
"La relation clients / fournisseurs doit être renforcée pour avoir accès à davantage d'informations, notamment d'ordre opérationnel", insiste Isabelle Catry Martin. Elle recommande par exemple de regarder si les fournisseurs ont mis en place des éléments de résistance à la crise comme le PGE, un dispositif RH en cas de contamination, etc. Frédéric Thielen enjoint à adjoindre aux audits traditionnels des aspects liés à la sécurité, comme la sécurité sanitaire ou encore la cybersécurité.
D'après l'étude AgileBuyer / CNA, 86% des entreprises ont ainsi renforcé le suivi de leur relation fournisseur. "De nombreuses entreprises ont mis en place dès le premier jour du confinement des cellules de crise avec leurs fournisseurs. Cela est utile pour suivre ce qui se passe", analyse Olivier Wajnsztok. Ces cellules de crise ont permis d'identifier mieux et plus rapidement à quels risques étaient exposés les fournisseurs. Mais aussi de les aider dans leurs recherches de solutions. Les donneurs d'ordres peuvent ainsi, dans la limite où cela ne les met pas à leur tour dans une situation difficile, payer leurs fournisseurs en avance. Surtout, davantage de visibilité peut leur être donnée afin qu'ils puissent établir des plans de trésorerie plus précis.
Au-delà de faciliter la gestion des risques, cette relation plus en proximité avec ses fournisseurs va apporter d'autres avantages. "Les fournisseurs vont favoriser les clients qui ont été attentifs à leurs difficultés, ceux qui les ont aidés", estime Annie Sorel, fondatrice et présidente de l'agence d'éco-achats A.S.E.A et vice-présidente de l'ObsAR. Isabelle Cautry Martin souligne, quant à elle, que cela va permettre de mieux connaître ses fournisseurs et, donc, de mieux constituer ses panels.
Détecter les signaux faibles
Au-delà des informations puisées auprès des fournisseurs, il est important de glaner des données externes. Frédéric Thielen pense qu'il est indispensable de s'intéresser aux signaux faibles, qu'ils soient sectoriels, climatiques, géopolitiques... "La gestion du risque fournisseurs va devenir de plus en plus dynamique pour gagner en efficacité : les informations analysées ne proviendront plus uniquement des fournisseurs et des bases traditionnelles", indique-t-il. Pour effectuer cette veille, des outils digitaux existent comme le web crawling. Cela ne veut pas dire qu'il faut repartir de zéro quant à l'analyse de ses risques fournisseurs. "Il s'agit de mettre à jour les informations fournisseurs ou de les compléter sur les aspects les plus critiques", précise Isabelle Cautry Martin.
Pour Annie Sorel, raisonner en coût global, permet de mieux gérer les risques : "La notion de coût global, contrairement au TCO, intègre les risques encourus par l'entreprise, mais aussi les opportunités. L'idéal est de réfléchir en coût du cycle de vie en prenant en compte les externalités comme l'impact environnemental ou la création d'emplois locaux". Elle parle également du risque d'image ou de réputation, donnant l'exemple du Rana Plaza ou de l'affaire Spanghero. "Si les risques de défaillance fournisseurs ou de rupture de supply chain sont pris en compte, d'autres comme les risques de pollution ou de conflits sociaux ne sont pas étudiés. Acheter responsable c'est intégrer ces risques et créer de la valeur", poursuit-elle. En effet, les consommateurs sont de plus en plus soucieux de savoir où les produits qu'ils achètent ont été fabriqués, d'où proviennent chacun des éléments qui les composent. Se soucier des risques, c'est donc aussi créer des opportunités.
Une fois l'ensemble de ces risques analysés, il s'agit bien sûr de mettre en place des actions de sécurisation. "Celles-ci passent à la fois par des plans de soutien (prise en charge des achats matières, soutien financier, allègement des conditions de paiement, soutien opérationnel) et également par l'identification rapide de sources alternatives, moins exposées et de préférence à proximité", explique Alain Galloni, associé, Operations Strategy & Digital chez PwC Strategy&. En effet, il faut penser à la régénération de son panel. Sans être indifférent au sort de ses fournisseurs, il est évident que tous ne pourront pas être soutenus et qu'il faut en parallèle construire des solutions de remplacement, préparer la réversibilité, explique Isabelle Catry Martin. C'est ainsi qu'il est beaucoup question de relocalisation ces dernières temps : il s'agit de l'aboutissement d'une réflexion autour du risque fournisseurs.
Isabelle Catry Martin reconnaît cependant que cela n'est pas simple : "Réallouer les besoins capacitaires sur un autre fournisseur peut prendre entre 6 et 24 mois selon le secteur et l'imbrication entre processus clients et fournisseurs". Raison de plus pour s'en préoccuper le plus rapidement possible ! Alain Galloni expose un autre levier : adapter la définition et les spécifications techniques du produit acheté pour permettre à d'autres fournisseurs de le réaliser. "La crise Covid-19 a montré comment certains industriels étaient capables de reconvertir leurs moyens de production pour basculer sur des fabrications de produit en situation de pénurie", observe-t-il. Fournisseurs et donneurs d'ordres doivent donc avant tout faire preuve d'agilité pour gérer au mieux les risques.
Les outils prédictifs, plébiscités
D'après l'étude AgileBuyer / CNA, seules 10% des entreprises utilisent un outil prédictif complet d'identification et d'élimination des risques pour toutes les familles d'achats et secteurs d'activité. Mais 46 % des départements achats envisagent de mettre en place un tel outil. Pour Frédéric Thielen, directeur chez KPMG France, les outils prédictifs seront adoptés par les directions achats à l'heure du bilan, une fois l'urgence passée. KPMG France a d'ailleurs organisé avec le CNA Nouvelle Aquitaine un webinaire consacré aux risques fournisseurs qui a fait la part belle à ces outils prédictifs. "On passe d'une analyse statique, à froid, des situations présentes à l'utilisation d'outils statistiques qui permettent de suspecter l'arrivée d'un risque en croisant un faisceau d'informations internes et externes, comportant des signaux faibles", a décrit Michael Soussan, directeur chez KPMG France. Et ce, sur l'ensemble de la supply chain. Cela permet d'être plus réactif et donc de réduire l'impact de la crise.
KPMG France donne l'exemple d'un client qui utilise un tel outil et qui a pu identifier un risque d'inondation... qui a bel et bien eu lieu 40 jours plus tard ! Ce qui a laissé le temps à la direction achats de prendre les mesures nécessaires. Attention, cependant, de tels outils ne sont pas magiques et nécessitent une bonne organisation en interne afin d'établir le niveau de risque acceptable, et surtout de prendre rapidement les décisions en réponse aux risques identifiés.