[Billet d'humeur] On est deux dans ma tête !
Tant qu'il fait encore beau, on a installé des tréteaux sur la grand-place de Montalembert et, le soir, à la lueur des bougies, tout notre petit village d'acheteurs se réunit pour assister aux représentations de notre troupe de théâtre locale.
Je m'abonneCette année, la troupe fait dans le Marivaux et a décidé de donner « La Double Inconstance » : une histoire bien compliquée (comme toujours chez Marivaux) qui commence par l'enlèvement d'une jeune villageoise, Silvia. Autant dire que nous étions tous remontés à cette idée !
Et là, Gros René s'est levé de sa chaise et a dit : « eh bien amis acheteurs, vous voyez bien que c'est ce qui nous attend aussi avec les histoires de double matérialité, ce grand bazar de double inconstance ».
Gros René étant un peu éméché, on en a ri sur le coup. Mais de quoi pouvait-il bien nous parler ? Est-ce qu'il avait vu des fantômes récemment ? Est-ce qu'il invoquait le Prince Noir des Achats dans le secret de sa cave ?
Eh là, Jeanjean-pied-bot s'est levé et a dit : « tout ça à cause de la CSRD et des achats responsables, marre de tous ces trucs-là ! ». Allons bon, voici que tout le monde avait bu, ou quoi ?
Coupant le sifflet à Trivelin et Flaminia, tout hébétés sur scène, il a continué en expliquant l'histoire : la CSRD est une nouvelle invention de nos têtes d'oeuf de Bruxelles, en vue de remplacer la NFRD (Non Financial Reporting Directive). Entre deux visites au Manneken Pis, ils ont pondu en novembre dernier une nouvelle Directive, la Corporate Social Responsibility Directive, qui s'appliquera progressivement dès janvier 2024. Elle porte le doux nom de 2022/2464, soit 0,82 pour les matheux.
Flaminia, qui avait eu très peur qu'on parle de CBD et pas de CSRD (tout le monde sait bien qu'elle fume du chanvre en cachette derrière la grange de René-patte-de-lapin), était toute ouïe. La CSRD, donc, est la cousine européenne de l'ESCDI (Enhancement and Standardization of Climate-Related Disclosures for Investors), proposée par la Securities and Exchange Commission, le gendarme de la bourse aux U.S. Comme l'enfer est pavé de bonnes intentions, il ne s'agit au départ que de renforcer le reporting extra-financier des entreprises sur la durabilité de leur business, et sur leur impact en termes de critères ESG (Environnementaux, Sociétaux et de Gouvernance). Comme toujours, plus il y a d'acronyme, plus c'est flou, et comme disait la fille d'un ancien Président de la Commission Européenne, bien placée pour le savoir : « quand c'est flou, y'a un loup ».
Et c'est là où nos têtes d'oeufs de Bruxelles ont encore eu une idée géniale, parce que forcément, eux, ils sont bien plus malins que les ricains : nous, en Europe, on va avoir la « double matérialité ». Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
La double matérialité correspond à la conjonction de deux types de matérialité, a poursuivi Jeanjean-pied-bot (for instruit depuis qu'il reçoit à la maison les brochures de l'AMF) : la matérialité financière qui correspond à la vision « Outside-In », et la matérialité d'impact qui, elle, prend en compte la vision « Inside-Out ». Gros René, qui revenait justement des toilettes après une bonne bière, a compris tout de suite le principe !
La matérialité financière « Outside-In » (dite encore matérialité simple) ne prend en compte que les impacts positifs (opportunités) et négatifs (risques) générés par l'environnement économique, social et naturel sur le développement, la performance et les résultats de l'entreprise. Dans le cas de Gros René, cette bonne bière lui avait bel et bien donné envie de se soulager prestement.
Pour la matérialité d'impact « Inside-Out » (dite également matérialité socio-environnementale), sont à prendre en compte les impacts négatifs ou positifs de l'entreprise sur son environnement économique, social et naturel. Là, on sait tous au village que Gros René a tendance à ne pas relever la cuvette, et qu'il vaut mieux ne pas passer derrière lui...
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Et, typiquement, dans les exemples de matérialité d'impact, devinez quoi, amis acheteurs : il y a forcément les relations avec les fournisseurs sauf que c'est pour toute une entreprise, et pas uniquement à l'échelle de l'agent d'entretien municipal qui va devoir repasser derrière Gros René. Imaginez par exemple qu'une entreprise achète de l'électricité verte, mais que parce qu'elle en achète, cela oblige à compenser sur le réseau avec du gaz. Alors, CSRD-compliant ou non ? Et tant qu'à faire, nos têtes d'oeufs de Bruxelles ont d'ores et déjà prévu de durcir la réglementation pour 2028.
Flaminia était bien rassurée : ouf, on n'avait pas parlé de CBD, mais bien d'une nouvelle usine à gaz. Elle s'est mise à taper un SMS rapide à son fiancé asiatique : « tu sais comment ça se traduit, CSRD, en Chinois ? ».
Et puis la pièce a repris... Double inconstance ou double matérialité, à quoi bon s'en faire ? Il faisait beau ce soir-là sous le ciel étoilé de Montalembert.