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Filières fournisseurs : le temps des bâtisseurs

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Filières fournisseurs : le temps des bâtisseurs

Et si pour une meilleure gestion des risques, une plus grande maîtrise de ses approvisionnements et pallier les pénuries à venir, une des solutions était de construire une filière fournisseurs ? Une démarche qui doit miser sur le collaboratif.

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En plein Covid-19, une filière industrielle souveraine de masques et de matières premières a été créée en moins d'un an en France. Preuve que l'Hexagone a pu retrouver sa souveraineté économique dans ce domaine le temps d'une crise mondiale. Mais derrière ce concept de souveraineté se profilent un besoin de sécurisation des approvisionnements pour anticiper les pénuries à venir et une meilleure gestion des risques. Tous ces enjeux sont vitaux pour les directions achats. Dans un tel contexte, certaines directions achats tentent de construire une filière fournisseurs pour minimiser les risques. « La notion de filière fournisseurs est principalement liée à une logique de sécurisation avec une gestion des risques géopolitiques, oligopolistiques ou encore liés au devoir de vigilance », explique Pierre Rougier, directeur associé chez Kepler, cabinet de conseil en management, innovation, achats et supply chain.

Sécurisation des approvisionnements

Sécuriser l'ensemble de son écosystème fournisseurs et sa supply répond à plusieurs enjeux RSE ou liés au devoir de vigilance. C'est notamment le cas dans la filière cosmétique avec les produits chimiques ou dans le packaging. C'est aussi lié à des enjeux de sécurisation des approvisionnements et/ou de livraison comme dans la filière électronique avec les semi-conducteurs avec la domination de certains acteurs comme la Chine. Ou encore dans le secteur de l'agroalimentaire, où les achats doivent anticiper les risques de pénuries d'approvisionnement en poissons, volailles, ... et de toutes les matières agricoles comme le blé. Pour y faire face, « de grands groupes aéronautiques comme Airbus, Safran ou Thalès ont développé leur tissu de fournisseurs PME et ETI et se sont organisés en montant des initiatives via des clusters ou des grap », développe Pierre Rougier. Mais pour Jean Breton, Directeur du Lab Peak (Collaborative & Open Innovation) chez Thésame Innovation, la notion de filière peut être galvaudée si on l'entend comme une posture verticale. « C'est très français de penser en termes de filières. Il n'y a pas d'équivalent ailleurs. Ainsi, en Allemagne, la réflexion est davantage axée autour des fédérations professionnelles. Cette culture de filière est liée à l'action des services publics qui l'a remise à l'ordre du jour avec les États Généraux de l'Industrie en 2009 et après ceux du secteur automobile en 2008 ».

Une chaîne de valeur sécurisée par les fournisseurs

Cette sécurisation des approvisionnements est essentielle dans le domaine de la santé. « Dans la compréhension du mot filière, il faut tenir compte de l'ensemble de la chaîne de valeur du produit, soit tout son cycle de vie et non uniquement le produit fini », prévient Véronique Bertrand, Directrice Générale Adjointe - Département de l'Offre au sein du GCS UniHA. Pour cette coopérative d'acheteurs hospitaliers français, cela fait appel au sujet de la souveraineté et de la protection du citoyen dans le domaine de la santé. Plusieurs approches sont envisagées par UniHA. Elles concernent autant les matières premières que la localisation des sites de production et le sujet de la dépendance fournisseurs. « Pendant l'appel d'offres, nous mettons en place des critères précis sur les risques et la sécurité de nos approvisionnements : ainsi comment le fournisseur sécurise l'approvisionnement de ses matières premières avec plusieurs sources d'approvisionnement et où sont localisées ces dites sources », développe Véronique Bertrand. Une sélection s'opère ensuite basée sur une chaîne de valeur sécurisée par les fournisseurs. Dans le cadre du plan de relocalisation de 450 médicaments jugés essentiels en France annoncé par le président Emmanuel Macron le 13 juin dernier, « Les industriels fabricants des principes actifs nous demandent de travailler sur nos exigences fournisseurs pour sécuriser leurs chaînes d'approvisionnement. Cela passe par l'assurance d'une taille critique de commandes dans la durée. Mais aussi par un niveau d'exigence sur la qualité des produits, la sécurité des approvisionnements, et une approche sociétale et environnementale à intégrer dans nos critères de sélection. L'ensemble de cette démarche peut contribuer à la réintroduction de filières complètes de production du médicament », explique Véronique Bertrand.

Innovation et coopétition

Enfin, travailler à la structuration d'une filière fournisseurs ne se fait pas sans une collaboration entre les deux parties. Pour Olivier Favier, Facilitateur de l'Intelligence Collective, expert au sein du Lab Peak, la clé se trouve dans cette collaboration. Car, « dans cette vision très verticale de filières, les donneurs d'ordres ont tendance à cascader leurs exigences et se couvrir avec une multitude de Chartes et labels, ce qui s'apparente plus à des injonctions envers leurs fournisseurs ». Cela implique une démarche transversale et non plus simplement ascendante entre donneurs d'ordre et fournisseurs. C'est dans cette voie que le lab Peak conçoit, expérimente et diffuse de nouvelles pratiques collaboratives et solidaires entre clients et fournisseurs propose 3 modalités d'intervention autour du concept d'innovation. De là est né le projet Osmose qui « vise à répondre à des défis d'innovation en mettant en place et en accompagnant des grappes d'entreprises, grands comptes associés à des PME/PMI, afin de favoriser la collaboration de chaque membre en intelligence collective et la diversification des fournisseurs hors automobile ». La première tranche du projet Osmose en cours (mars 2022-septembre 2023) porte sur l'étude de faisabilité de la démarche et la constitution des grappes clients fournisseurs. Deux projets Osmose sont en cours de développement dans la Vallée de l'Arve. À titre d'exemple, un des projets Osmose lancé au printemps 2022 est né de la volonté de développement de l'entreprise Stäubli et de diversification des fournisseurs spécialisés dans le décolletage en Haute-Savoie dans la vallée de l'Arve. Il a été lancé autour de 80 représentants de grands groupes, ETI, PME, PMI et institutionnels. « Cette vallée abrite une concentration de près de 800 TPE/PME sur un territoire de 15 kms spécialisées dans l'usinage pour les filières manufacturières à destination des secteurs du médical, de l'automobile ou encore de l'horlogerie. Or, le taux de dépendance de ce tissu économique de la Vallée est de 60/70 % avec ces donneurs d'ordres, d'où l'enjeu de diversification structurelle afin de pouvoir maintenir l'emploi sur le territoire et son tissu économique », explique Jean Breton. Ce projet a été commencé pour le Syndicat national du décolletage dans le cadre du plan d'action Vallée de l'Arve France Relance né en pleine crise Covid et conventionné par la Direction générale des entreprises (DGE). La mise en oeuvre d'Osmose a été confiée à l'association Thésame, en partenariat avec Pacte PME. Il s'agit de créer quatre grappes d'une trentaine de PME et d'ETI sous-traitantes d'un même secteur géographique et la même activité autour d'un grand compte national afin de pouvoir réfléchir ensemble à de nouvelles opportunités business et finaliser un projet en coconception. Selon le journal Eco Savoie Mont Blanc, le coût, financé à 50 % par l'État, est évalué à environ 75 000 € par écosystème : 30 % pour les têtes de grappes et le reste réparti entre les fournisseurs. « L'enjeu, pour certaines grappes, est de réaliser des innovations de rupture, d'être dans une démarche d'exploration en créant des écosystèmes profitables ; pour d'autres, d'être sûr de nouveaux marchés inédits ou des marchés historiques en forte croissance offrant des perspectives de nouveaux projets, des mini-filières en quelque sorte », confie Jean Breton dans Eco Savoie Mont-Blanc. De ces projets naît la modélisation d'indicateurs potentiellement reproductibles dans d'autres secteurs. « crée les conditions favorables à l'intelligence collective notamment en permettant aux fournisseurs de travailler ensemble et de ne pas se voir uniquement sous le prisme de concurrents », souligne Olivier Favier. « On parle ici de coopétition, soit l'agrégation des termes coopération et compétition ».

Préservation de filières

Structurer une filière fournisseurs inexistante et/ou peu efficiente est aussi le gage de la préservation de certains savoir-faire et/ou débouchés essentiels à la survie économique des entreprises. Des filières qui peuvent être en danger soit par perte de savoir-faire ou encore parce qu'elles sont inexistantes sur le marché notamment dans les domaines du recyclage. Citons le cas du groupe PepsiCo qui a développé l'ensemble d'une filière pour le PET recyclé pour le packaging de ses produits. Dans le secteur médical, l'iode utilisé comme produit de contraste dans l'imagerie médicale est également un exemple parlant de la nécessité de préservation de filières. « L'iode est une matière finie, nous devons donc être vigilants sur l'utilisation de cette ressource. Pour cela, nous avons travaillé avec des industriels français et des fournisseurs sur la collecte et le recyclage des produits iodés pour pérenniser la filière de production des produits de contraste », détaille Véronique Bertrand d'UniHA.

Les sujets de collecte et de recyclage amènent à celui essentiel de l'économie circulaire et à la création de matériaux de seconde main. Une sorte de boucle vertueuse pour le groupement UniHA qui a recours à une entreprise qui récupère et recycle les matières premières dans le domaine du mobilier médical, avec à terme une démarche "qui permette de générer des gisements de matières recyclées pour ensuite nous-même acheter ces mobiliers de seconde vie".

(Re) gagner sa souveraineté

Un des enjeux de la mise en place de ces nouvelles filières est également de regagner en souveraineté économique et de sortir de la dépendance fournisseurs. C'est le cas d'un autre projet Osmose avec l'entreprise Blue Ice spécialisée dans le secteur de l'outdoor sur le marché haut de gamme des matériels alpins techniques basée à Chamonix. Pour accompagner sa très forte croissance sur 2 produits, le marché des broches à glace et une nouvelle génération de piolets pour 2024, Blue Ice a souhaité s'appuyer sur de nouveaux fournisseurs locaux dans la vallée de l'Arve pour co-développer et produire des composants et des sous-systèmes actuellement produits en extrême orient. « Sur ces gammes de produits, la supply chain de Blue Ice est très dépendante de l'Extrême-Orient », souligne Olivier Favier. Les objectifs ? Une plus grande agilité de ses développements, une amélioration des coûts et process, une réduction de son empreinte CO2 et un renforcement de sa démarche « Made in France ». L'Institut Thésame a été désigné sur un projet Osmose pour créer « de l'intelligence collective » et de la co-innovation entre fournisseurs. Le 23 mars 2023, le Comité Stratégique du Plan Vallée de l'Arve réuni sous l'égide de la DGE et du SNDEC a émis un avis positif pour lancer 2 premières grappes concernant 15 fournisseurs de la Vallée de l'Arve.

Enjeux de réindustrialisation et relocalisation

Regagner en souveraineté économique et sortir de la dépendance fournisseurs conduit aux problématiques de réindustrialisation. Les filières de l'automobile et de l'aéronautique n'ont pas attendu les annonces du gouvernement pour mettre en oeuvre des mesures en faveur de davantage de réindustrialisation et de relocalisation. Citons la plate-forme automobile (PFA) ou plus récemment le projet Care dans la filière ferroviaire lancé en 2019 et qui s'inspire du programme Space dans la filière aéronautique Un programme né du constat que « La filière industrielle ferroviaire française est marquée de longue date par une faiblesse chronique concernant la taille et le développement à l'international de ses PME - PMI. La supply chain se caractérise par un nombre important de TPE/PME, souvent de petite taille et confrontées à diverses problématiques (surface financière insuffisante, difficulté à trouver des clients, déficit de main-d'oeuvre qualifiée, etc.), ainsi que par des difficultés en termes d'optimisation des cycles et de délais de livraison. En découlent souvent une difficile montée en compétences, une maturité insuffisante dans la maîtrise des processus et une fragile gouvernance. En conséquence, les TPE et PME de la filière connaissent aussi une faible internationalisation. », selon le site de l'association. Enfin d'après une étude publiée en 2020 par PwC et le CNA évaluait que 30 % des importations françaises étaient susceptibles d'être relocalisées (soit 58 familles de produits relocalisables en Europe). Les achats ont un rôle clé à jouer dans la relocalisation. Pour y parvenir certaines directions achats notamment dans le secteur public misent sur la clause européenne. Ainsi, après la crise Covid, les industriels français qui s'étaient lancés à corps perdu dans la fabrication de masques ont été aux abois en raison d'une grosse quantité de stocks qui leur restait sur les bras. Si le Code de la commande publique interdit la préférence géographique, certains leviers juridiques existent pour donner toutes leurs chances aux productions locales et/ ou nationales. « Nous avons utilisé l'article L 2112-4 du code de la commande publique, qui offre la faculté à l'acheteur public d'exiger une provenance des matières premières principales et des produits finis depuis un lieu de fabrication situé sur le territoire européen », souligne Véronique Bertrand, d'UniHA. À titre d'exemple, la fabrication d'un masque est réalisée à partir de 4 matières premières. La clause européenne de notre contrat inscrit l'obligation pour les titulaires de nos contrats de manufacturer 3 de ces matières premières sur 4 sur le territoire européen. « Nous avons ainsi sélectionné des industriels français qui se procurent ces matières premières en France ». De même, en ce qui concerne les dispositifs médicaux, la clause européenne et les critères liés à l'empreinte carbone sont en bonne voie pour permettre la réindustrialisation de certains produits à l'échelle nationale.

« Les achats ont bien évolué et ont pris conscience de l'importance de sécuriser la supplychain pendant la crise Covid. Mais on s'est rendu compte également que les relations clients-fournisseurs n'étaient pas inscrites dans la durée », explique Reynald Marchal, senior consulting manager chez Bpifrance et ancien acheteur chez Renault qui accompagne aujourd'hui les PME/ETI au sein de programmes d'accélération. Parfois, les donneurs d'ordre ont une méconnaissance de l'écosystème fournisseurs. Or, ces derniers peuvent les challenger sur leur cahier des charges. « Nous avons accompagné une PME spécialisée dans les simulateurs de grue, qui a challengé le donneur d'ordre pour proposer une solution plastique en lieu et place d'un composant en métal fabriqué en Chine. Ce qui a permis de relocaliser une partie de son activité », souligne Reynald Marchal. Autre constat : parfois, certains fournisseurs ont les savoirs-faires en interne mais n'ont pas l'assise financière pour répondre aux appels d'offre et doivent s'associer pour y répondre. Enfin, pour plus de performance économique, les grands groupes doivent « partager leur vision stratégique avec une feuille de route ». Ce que font de plus en plus de donneurs d'ordre afin d'embarquer leurs fournisseurs stratégiques et de faire émerger l'innovation.

 
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