"Le travel manager sera au confluent de plusieurs métiers"
Lucien Isnard et Abdelaziz Bougja, co-présidents du think tank Marco Polo, consacré aux déplacements professionnels, reviennent sur les nouvelles facettes du métier du travel manager, contraint de s'adapter à un marché en pleine révolution.
Je m'abonnePourquoi le rôle du travel manager doit-il aujourd'hui évoluer ?
Lucien Isnard : L'écosystème est aujourd'hui totalement bouleversé. La compétition dans le secteur aérien ne cesse de faire bouger les lignes depuis l'arrivée des compagnies low cost. Les positionnements stratégiques sur les longs courriers sont remis en question. Les TMC se regroupent à coups de rachats successifs. Elles se retrouvent attaquées par de nombreuses innovations technologiques intégrant de l'intelligence artificielle. Les normes NDC qui surviennent dans l'aérien pour contourner les intermédiaires entre les producteurs de prestations et les consommateurs finaux apportent elles aussi des mutations de fond. Les enjeux ne sont plus les mêmes. En conséquence, les travel managers vont devoir s'adapter à l'évolution rapide de ce monde. La vérité de 2018 n'est pas du tout celle de 2000, et n'aura sans doute pas grand-chose à voir non plus avec celle de 2030.
De quelle manière ce métier doit-il s'adapter ?
Abdelaziz Bougja : La fonction du travel manager est en même temps très spécialisée et très diversifiée. On y trouve un volet RH important, à travers la confection des droits et obligations des salariés. La dimension liée aux systèmes d'information est omniprésente, à travers les moyens et outils utilisés au sein de l'entreprise. La démarche financière occupe également une place centrale, avec les moyens de paiements, les travaux de reporting. Enfin, en qualité d'acheteur, la négociation est bien évidemment un aspect fondamental du métier. Dans le futur, s'ajoutera à ces prérogatives une notion supplémentaire : la mobilité et ses enjeux. Un domaine qui lui-même comprend un volet RH, puisque tous les collaborateurs n'ont pas droit à une voiture de fonction. On y trouve aussi un volet technologique, car qui dit déplacements dit appareils mobiles. Les notions de sûreté et de sécurité, et les responsabilités qui viennent se greffer sur l'entreprise et donc sur le travel manager, dès lors qu'un collaborateur voyage, deviennent de fait de plus en plus importantes.
Lucien Isnard: Nous pensons que le rôle du travel manager va évoluer en rapport avec l'évolution des technologies et réglementations qui s'imposent. Les politiques voyages ont vu le jour au début des années 2000 avec un objectif d'harmonisation des conditions de confort, de mise en place des outils. Des processus efficients sont alors nés dans ce but. Ceux-ci ont été utilisés dans la période de crise économique du début des années 2010 pour réduire les coûts. Désormais, le rôle du travel manager devra se recentrer davantage sur l'humain qui s'est retrouvé quelque peu délaissé dans un passé récent.
Pourquoi ce recentrage sur l'humain est-il si important ?
Lucien Isnard : Pour la bonne et simple raison que c'est bel et bien le voyageur qui subit toutes les modifications de l'écosystème du voyage. Il va falloir garantir ainsi la sécurité et la sûreté du collaborateur en déplacement, tout en respectant les normes relatives à la traçabilité de ce dernier. Il importe par ailleurs de se recentrer sur certains domaines cruciaux que sont les attentes et préférences des professionnels en déplacement et leurs suggestions. Aujourd'hui, on contraint le voyageur à certaines pratiques, on lui interdit d'autres pratiques, ce qui contribue à l'infantiliser, à le déresponsabiliser, voire à culpabiliser. Il sait pourtant mieux que tout le monde ce dont il a réellement besoin, ce qui est souhaitable ou non. La question est de savoir si la politique voyages ne va pas être beaucoup plus simple, à partir du moment où elle respectera les normes minimales d'utilisation des outils, la charte de l'entreprise, et la ligne budgétaire. Dans un tel contexte, le travel manager devra avoir un minimum de connaissances en matière de systèmes d'information pour pouvoir coordonner tous les intermédiaires de l'écosystème du voyage d'affaires.
Abdelaziz Bougja: On arrive à négliger beaucoup trop certaines facettes pourtant essentielles comme la santé des voyageurs. Certains collaborateurs passent 300 à 400 heures par an dans les avions, ce qui se traduit par des sollicitations importantes pour le corps dont il faut tenir compte. Des reporting relatifs à la santé sont nécessaires pour avoir du recul sur de telles questions et sur la santé des collaborateurs concernés, les éventuels risques encourus. Il en va de même pour les dommages sur un plan psychique, lié au stress par exemple, ou les déconvenues familiales qui peuvent en découler en raison d'absences très répétées.
Plus que jamais, le travel manager devra donc être multi-compétent...
Lucien Isnard : Absolument. Le bon travel manager du futur sera un polyspécialiste, doté de compétences sur toutes les interactions relatives au voyage. Il sera au confluent de plusieurs métiers dans l'entreprise, comme la RH, ou la finance par exemple dont les injonctions sont contradictoires : l'un vise à faire des économies, l'autre souhaite préserver un aspect qualitatif pour le collaborateur en déplacement. Les contraintes du SI viennent aussi se greffer sur les enjeux.
Le travel manager devra faire preuve d'empathie, d'une force d'explication et de conviction en interne afin de faire la part des choses et mettre le voyageur au centre du débat. Un collaborateur qui arrive pour la signature d'un contrat en étant épuisé après 18 heures de vol dans de mauvaises conditions risque de perdre l'affaire en question, au profit d'un homologue qui sera dans de meilleures dispositions. Il faut donc cesser de considérer le voyage d'affaires comme une dépense, mais plutôt comme un investissement. Soit il a une vraie raison d'être et il doit se faire dans des conditions optimales, soit il n'a pas de raison d'être et des échanges à distance font alors l'affaire. Il importe aussi d'être un très bon communicant, car il devra inévitablement justifier de ne pas recourir par exemple aux prix proposés par des logiciels d'analyse, qui sont certes parfois plus bas que des prix corporate, mais qui ne répondent pas aux mêmes besoins.
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Qu'en est-il de l'adoption de critères RSE dans ce nouveau contexte ?
Abdelaziz Bougja: Ils sont eux aussi au coeur de cette nouvelle donne. En tant que think tank, nous nous inscrivons pleinement dans une démarche de développement durable, afin d'inciter à la prise en compte de critères dans ce domaine. Nous avons d'ailleurs élaboré des grilles Marco Polo pour favoriser l'intégration de critères RSE, telles que la solution de transports la plus économe sur un plan écologique ou encore la localisation des hôtels et les déplacements qu'ils supposent sur le lieu de destination. A l'heure actuelle, pour un voyage entre Paris et Sidney, on fait souvent passer les voyageurs par un ou plusieurs hub pour des raisons d'économie. Mais qu'en est-il d'une telle initiative sur le plan du développement durable ?
Une approche réellement constructive du voyage d'affaires du futur ne consisterait-elle pas en une prise en compte systématique des volets sociétaux, environnementaux et humains, dans le souci d'un respect strict de la ligne budgétaire ?