Quelles compétences pour l'acheteur responsable ?
Le métier d'acheteur évolue, ses compétences également par voie de conséquence. Entretien avec Murielle Francillette, Directrice Académique PGE et KBA formation continue, KEDGE Business School qui nous décrypte soft et hard skills nécessaires pour performer dans un métier complexe et exigeant.
Je m'abonneLe métier d'acheteur se complexifie, sa réalité devient protéiforme, est-il bien armé pour faire face à ces nouvelles exigences du métier ?
Murielle Francillette: Aujourd'hui c'est 70% de l'impact social et environnemental des organisations qui se trouve dans leurs chaînes d'approvisionnement. De plus, dans certaines entreprises on sait que les achats peuvent représenter jusqu'à 80% du CA. À cela s'ajoute l'essor des critères RSE au sein des entreprises, et les nouvelles obligations de reporting extra-financiers comme, la directive CS3D, devoir de vigilance définitivement adoptée le 24 avril dernier, visant à responsabiliser les grandes entreprises vis-à-vis des atteintes aux droits humains et à l'environnement ainsi que leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs.
On comprend vite que les achats responsables deviennent incontournables. La fonction achat s'inscrit au coeur même de la stratégie de décarbonation et de durabilité de l'entreprise pour minimiser les impacts environnementaux et sociétaux, et favoriser les bonnes pratiques en termes d'éthique et de droits humains. Bien sûr c'est une responsabilité portée par une ambition collective qui inclue achat, métiers et fournisseurs.
L'acheteur responsable est-il un mouton à cinq pattes ?
M.F : Mais un des freins identifiés pour accompagner ces transformations vers plus de durabilité reste la compétence ! Puisqu'une étude nous confie que moins de 15% de leaders achats estiment avoir les profils adéquats dans leur entreprise pour accompagner cette transformation d'où la nécessité aussi d'identifier les compétences nécessaires mais aussi de comprendre comment les acquérir rapidement.
Comment cela se traduit-il concrètement en termes de compétences ?
M.F : Une étude* portant sur plus de 338 annonces sur des postes achat responsable, achat et achat innovation a été réalisée au niveau Européen en 2020 pour comprendre les besoins en compétences des entreprises. Cette étude permet d'identifier de nombreuses compétences aussi bien techniques (hard) qu'interpersonnelles (soft). On y retrouve les 15 compétences techniques les plus citées par les entreprises. Sur le volet stratégique il s'agit de l'élaboration de la stratégie de développement durable ou l'acheteur va intégrer les principes économiques, sociaux et environnementaux dans les stratégies et pratiques achats, l''identification et l'évaluation des risques en intégrant les objectifs ODD et la conformité aux politiques et directives, ou l'innovation verte c'est-à-dire le fait de mener des activités d'innovation orientées vers de nouveaux produits et services, et de nouvelles technologies qui peuvent réduire de manière significative les dommages environnementaux tout en apportant des avantages économiques à l'entreprise. Enfin on retrouve la gestion des déchets et de l'économie circulaire, l'évaluation et la réduction de l'empreinte carbone ainsi que l'analyse du cycle de vie.
Et sur le volet opérationnel ?
M.F: Sur ce volet on retrouve des compétences liées à la gestion des risques, des achats durables, de la chaîne de valeur verte, et toujours la recherche d'équilibre des aspects sociaux, environnementaux et économiques.
Comment ces compétences sont mises en oeuvre dans les entreprises ?
M.F: Dans une grande entreprise du monde du luxe par exemple, le responsable achats durables, une fois collectées les données de dépenses par fournisseur, va mener une analyse macro pour s'assurer que par pays les fournisseurs sont catégorisés en fonction de leur niveau de risque. Cette activité de scanning de l'environnement au niveau mondial est menée grâce à une plateforme de Business Intelligence spécialiste de l'identification des risques de droits humains, environnementaux et de corruption. Ensuite sur les fournisseurs à plus gros risque l'acheteur fait appel à Ecovadis pour un scoring en ligne basé sur les piliers environnement, travail et droits humains, éthique et achats responsables. En fonction du score obtenu sur chacun des axes, des audits sur site seront réalisés par un ensemble d'auditeurs externes à l'entreprise. L'approche risque pourra aussi être menée pour chaque matière première jusqu'au produit fini grâce un logiciel capable d'assurer la traçabilité et garantir le respect des règles de due diligence de la chaîne d'approvisionnement.
Auriez-vous un autre exemple opérationnel qui aurait une approche différente ?
M.F: Dans une autre entreprise du monde de la gestion de l'énergie et des automatismes, l'identification et l'évaluation du risque restent particulièrement visibles dans le cadre du devoir de vigilance, le travail décent et l'excellence sociale. C'est une compétence critique car elle requière une approche bicéphale à savoir la capacité à auditer et à embarquer les fournisseurs. Dans cette entreprise l'organisation sustainable purchasing s'appuie sur ses propres auditeurs internes qui sont dédiés à l'organisation mais s'est aussi constituée une base d'auditeurs internes qui viennent de l'organisation achat et qui opèrent de façon ad hoc pour étendre la couverture géographique et de langues.
Vous parliez d'innovation, de stratégie de développement durable plus haut, pourriez-vous nous faire part de concrétisations ?
M.F:Dans une autre entreprise du monde des télécommunications, pour l'élaboration de la stratégie d'achat intégrant la durabilité, l'acheteur responsable des services d'installation de la fibre sur le territoire Français, va aller jusqu'à développer une approche prospective pour anticiper les risques en définissant par région les risques climatiques auxquels il peut être confronté et en définissant une prospective sur le niveau d'impact il va anticiper la réponse á apporter en mettant en place des équipes terrain d'astreintes pour la gestion des crises climatiques ou l'augmentation des stocks de poteaux ou câbles.
Un dernier exemple sur le bilan carbone du scope 3 ?
M.F: Sur l'évaluation et la réduction de l'empreinte carbone cette même entreprise de la gestion de l'énergie a choisi d'aller chercher les compétences en externe avec des personnes formées sur la décarbonation et l'audit énergétique. Pour fournir des solutions aux équipes, il a fallu les équiper d'outils digitaux pour calculer les émissions des achats de biens et services grâce à un arbitrage entre le niveau de précision du calcul et l'accessibilité des données puis identifier les catégories et les fournisseurs les plus émissifs afin de définir la trajectoire de réduction des émissions avant l'identification des leviers et la valorisation des économies.
Et les compétences soft dans tout ça ?
M.F: : Sur les compétences soft on se rend compte que pour beaucoup, ce sont des compétences déjà demandées sur les rôles achats. On en compte 14 pour les plus représentées : Travail d'équipe, Compétences analytiques, Communication interpersonnelle, Curiosité, Capacité à partager des connaissances, Ouverture, Gestion des relations avec les parties prenantes, Connaissance des rôles transverses et capacité à travailler en transverse et en réseau, Capacité à prendre des risques, Créativité, Autonomie, Orientation résultats, Mobilité, Méthode de travail structurée et hiérarchisation des priorités.
Parmi ces compétences, le travail en équipe, les compétences analytiques sont considérées comme particulièrement importantes. La créativité, la curiosité, le partage des connaissances, l'autonomie et l'ouverture d'esprit sont exigés dans près de 30 % de l'ensemble des offres d'emploi.
Lire aussi : Directions achats - Où en êtes-vous sur les sujets de la RSE et de la création de valeur ?
Et sur les compétences soft avez-vous des retours d'expérience d'entreprises ?
M.F:Sur la créativité-Curiosité, dans cette même entreprise du secteur de la gestion de l'énergie et des automatismes, les collaborateurs spécialistes de l'achat durable sont poussés à essayer des activités nouvelles '' Les achats responsables c'est un domaine nouveau pour les fournisseurs et les achats ou faut tester et se planter pour mieux apprendre et rebondir'' commente le VP sustainable purchasing . Ce dernier partage sur l'importance d'être à l'affût des dernières informations ''un système de veille formel ou informel doit être mis en place au niveau des normes, des lois, des labels mais surtout au niveau de chaque pays pour être capables de ramener de bonnes pratiques issues de différents domaines et de différents secteurs d'activité'' rajoutait -il.
Dans le cas de la créativité ou il faut tester et quelques fois échouer, la compétence du manager est clé ici ou il se doit de créer l'environnement favorable à la créativité en donnant la liberté de réussir mais aussi d'échouer.
Un autre exemple ?
M.F:Entre autres, le lancement de GSCF ''green supply chain financing'' dans le monde de la distribution au travers du projet Gigaton chez Walmart, propose des financements préférentiels aux fournisseurs qui atteignent des objectifs de durabilité. Dans le monde de l'énergie on a aussi ce type d'initiatives qui vise en fonction de l'ambition et la performance de décarbonation du fournisseur à lui permettre d'avoir accès à du cash à un taux qui défie toute concurrence.
Autre exemple issu du monde du luxe, les achats travaillent désormais avec des fournisseurs de denim issu du coton régénératif certifie RegenAgri pour une collection permanente bénéficiant ainsi des processus de lavage et d'ennoblissement de la toile Denim qui ont été réalisés avec des technologies permettant de réduire les consommations d'eau de 83% et les substances chimiques de 75%.
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Avez-vous été surprise par les résultats de cette étude ?
MF : Un des faits étonnants est de ne pas retrouver ici des compétences telles que la capacité à conduire le changement ou la résilience. Sur la conduite du changement c'est-à-dire la capacité à embarquer les parties prenantes et les fournisseurs même si cela ne ressort pas de ces annonces c'est une vraie difficulté, donc une compétence cruciale à développer me confiait un Directeur Achat du secteur énergie d'un grand groupe. Il disait que sur ce point, ''les achats doivent sortir du fait d'imposer et aller plutôt vers le fait d'aller chercher le fournisseur au niveau où il est et l'accompagner en maturité, cela sous-entend de ne pas laisser le fournisseur se débrouiller pour atteindre les objectifs ambitieux ni systématiquement d'imposer aux meilleurs fournisseurs un objectif de réduction et aux moins bons fournisseurs des objectifs SBTi''.
Quels prérequis pour réussir dans ce « change » ?
M.F: J'aimerais ici rapporter les propos du VP sustainable Purchasing d'un grand groupe dans l'énergie :
''Une des conditions de succès de la conduite du changement est de rendre la première marche dans tout programme de sustainability tout à fait abordable car tout cela est très nouveau pour beaucoup il ne faut pas effrayer mais donner envie. Par exemple pour une entreprise qui prend un engagement de décarbonation de 50% en 5 ans, il ne s'agit pas d'imposer cet objectif aux fournisseurs car il y a de fortes chances qu'ils ne signent pas sur quelqu'un chose qu'ils ne connaissent pas. Il est plutôt intéressant et c'est le cas par exemple sur le travail décent de mettre en place plusieurs niveaux d'engagement : un premier niveau dit basique ou on va demander au fournisseur d'avoir une politique de salaire décent, ensuite en niveau intermédiaire on demande des preuves que cette politique soit appliquée et enfin en niveau avancé on s'assurera de l'application de la politique.''
Enfin, j'aimerais aussi parler de résilience : la temporalité lorsqu'on travaille sur les achats durables est très différente de celle des pratiques achats dites ''historiques''. La fonction achat est formatée pour répondre à des résultats au trimestre mais s'engager dans la durabilité nécessite un temps long souvent pavé d'embûches. Sur la décarbonation on a rarement des résultats probants dès la première année.
Pour terminer je dirais que nous sommes en voie de devenir conscients de notre incompétence et ça, c'est le premier pas vers la montée en compétences, identifier les écarts pour y travailler !
*https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2772390923000458