Industrie textile: fin de la gabegie ?
Face aux enjeux environnementaux et sociétaux, l'industrie du textile et de l'habillement doit se réinventer et mener le combat sur tous les fronts : écoconception, décarbonation, compliance,... Comment les achats repensent-ils leur stratégie ?
Je m'abonneDernièrement, un groupe de mode a réalisé une analyse des risques climatiques (inondations, sécheresse, ...) à 50 ans basée sur la localisation de ses fournisseurs producteurs de coton. « En fonction des résultats obtenus, elle a réorganisé sa chaîne d'approvisionnement, arrêté certains contrats dans des zones à risques et signé de nouveaux partenariats fournisseurs dans des zones moins exposées avec pour objectif final de pérenniser son business model », explique Mina Bishop, senior manager KPMG en France et spécialiste économie circulaire. A l'image de cette entreprise, l'industrie du secteur du textile et de l'habillement repense ses chaînes d'approvisionnement en raison des aléas climatiques des prochaines décennies mais aussi de la réglementation (loi Agec, devoir de vigilance, ou plus récemment de la loi dite de la fast fashion). La loi Agec qui impose notamment aux distributeurs l'affichage, pour chaque produit, de la traçabilité géographique sur les trois grandes étapes de fabrication : le tissage, la teinture et l'assemblage/finition. Mais pour Mina Bishop du cabinet KPMG, cette avalanche de textes réglementaires aura « un effet boule de neige », car la France abrite la majorité des grandes marques de luxe et pourra « influencer le reste du monde, sinon prêcher la bonne parole ».
Une des industries les plus polluantes et impactante en termes de droit humain
L'industrie textile pèse aujourd'hui 3000 milliards de dollars. Plus de 130 milliards de vêtements sont consommés chaque année dans le monde, et cela représente plusieurs dizaines de millions de tonnes. L'industrie de la mode c'est aussi 4 milliards de tonnes d'équivalent CO2 chaque année, ce qui en fait une des industries les plus polluantes de la planète et représente d'après l'Ademe 8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (vêtements et chaussures), soit plus que les émissions de l'aérien et du maritime réunis. De même c'est une industrie en première ligne dans le respect des droits humains comme l'avait révélé un scandale en 2023 sur le travail forcé des Ouïghours en Chine au sein d'entreprises chinoises vendant une partie de leur production textile à près d'une quarantaine de grandes marques en Europe comme Zara, Primark ou encore Décathlon.
Ce n'est pas non plus sans portée et e-réputation mise à mal que l'effondrement du Rana Plaza en 2013 au Bangladesh a donné naissance à la loi sur le devoir de vigilance. Mais désormais, la pression vient aussi de la part des investisseurs à l'image du géant du textile Inditex, sommé par les régulateurs et ses actionnaires de publier les noms de ses fournisseurs et leurs localisations géographiques comme le font déjà certaines marques et groupes de mode (Adidas, H&M, Hugo Boss, Nike, Primark ou encore Puma) qui publient des listes détaillées de fournisseurs, incluant le plus souvent les noms et adresses des usines. Cette industrie semble cumuler tous les maux et à l'image d'autres secteurs, elle doit repenser son business model et se réinventer. Car si certaines marques plus anciennes comme IKKS nées dans les années 80 doivent repenser leur business model car elles ont bénéficié « de la chute des quotas qui ont entrainé une ruée vers l'Asie où tout était 60% moins cher, d'autres marques de luxe comme Sézane ou Balzac sont nées avec la RSE dans leur ADN et ont un mode d'approvisionnement proche avec de la production à la demande », souligne Elizabeth Sénécaille, actuelle directrice RSE d'IKKS et ancienne responsable achats de la marque jusqu'en 2017.
Triangulation : une des spécificités du secteur
La triangulation entre les lieux de sourcing pour les matières premières (souvent l'Asie), la fabrication et conception (au Maghreb, Portugal ou Italie par exemple) et la mise en vente (sur le marché français) est une autre caractéristique du secteur. C'est également une des raisons essentielles du poids (très lourd) du bilan carbone de l'industrie du textile. « Les tendances en matière de sourcing sont le near shoring (ou port le plus près) qui consiste à ramener la chaîne de valeur au plus près du marché. Cela concerne souvent l'industrie du luxe (comme Hermès qui construit des usines en France) ou encore avec des stratégies de fabrication en Europe de l'Est ou au Maghreb pour certaines marques de milieu de gamme. L'autre tendance très forte de l'industrie est celle de la verticalisation des chaînes d'approvisionnement afin de mieux les sécuriser. Les directions achats veulent ramener en interne leur production et nouent des partenariats à cet effet », développe Mina Bishop de KPMG. Ainsi, chez IKKS, 30% des approvisionnements de la marque proviennent de Chine mais la marque achète également au Portugal, en Italie ou au Maghreb où se situent des ateliers de confection.
Des audits fournisseurs RSE toujours plus pointus
Une des premières étapes est la cartographie de la chaîne fournisseurs qui se révèle complexe du fait des sous-traitants en cascade, une des caractéristiques du secteur. Pour répondre aux enjeux de la loi Agec, l'entreprise IKKS assure la traçabilité de ses 350 fournisseurs à l'aide de questionnaires et a audité tous ses fournisseurs de rang 1 conformément à la loi sur le devoir de vigilance. « Nous avons pour ambition d'ici 2025 d'auditer socialement tous nos plus gros fournisseurs de rang 2 », précise la directrice RSE. Le groupe Kiabi de son côté mène des audits environnementaux de conformité au sein des usines de ses fournisseurs de rang 1, 2 et 3 et focalise ces audits sur les sites les plus impactants sur l'environnement c'est-à-dire ceux ayant des procédés industriels dits humides. En 2023, 64 % de ces usines ont été auditées. En complément, pour aller plus loin, les équipes ont développé en 2023 un outil interne baptisé « Green Manufacturing Assessment », qui pour but de fixer un score pour chaque fournisseur basé sur 5 critères (les émissions de gaz à effet de serre, l'eau, l'occupation des sols, la gestion de déchets et la certification).
Cet outil s'appuie notamment sur le standard de calcul de l'UNCC (United Nation Climate Change). Aujourd'hui, 95% des fournisseurs de rang 1 ont été évalués via l'outil Green Manufacturing Process selon la déclaration de performance extra-financière 2023 du groupe. «Nous avons donc une base de données fournisseurs avec une fiche d'identité par fournisseurs que nous actualisons à chaque visite de site. Cette fiche comporte les éléments sur l'industriel, sur les sites de production, sur les performances de production, sur les seuils de qualité, sur les résultats des contrôles effectués, sur les critères environnementaux en termes de réduction des impacts CO2, de consommation d'eau, d'utilisation des énergies renouvelables et de la régénération de la biodiversité, explique Olivier Lapère, Directeur des Opérations au sein du groupe Kiabi, tout manquement et en cas de contre performance, cela donne lieu à un plan d'amélioration, de lettre de rappel et d'ajustement de nos engagements afin de revenir à une situation conforme. En dernier recours nous mettons fin à la relation avec un protocole de désengagement étalé».
Cartographie fournisseurs : quand l'union fait la force
Du fait de la complexité de la chaîne d'approvisionnement, travailler sur sa cartographie fournisseurs ne peut se faire seul, avance Juliette Guillou, senior manager KPMG France chargée de l'offre devoir de vigilance et droits humains du centre d'excellence ESG et Mina Bishop également senior manager au sein de KPMG. « Les achats du secteur du textile et du luxe doivent collaborer et apprendre à travailler avec leurs pairs sans y voir une menace concurrentielle. Les directions achats doivent comprendre qu'elles n'y peuvent y arriver seules et doivent unir leurs forces car je reste persuadée que seules les initiatives sectorielles permettront le passage à l'échelle », souligne Juliette Guillou. « D'autant plus que si l'on remonte la chaîne de valeur, on se rend compte que l'on achète au même endroit », abonde Mina Bishop. Sur le travail en filière, citons l'initiative de l'industrie de la joaillerie « Watch & Jewellery Initiative 2030 » lancée en 2021 à l'initiative de Cartier et Kering qui rassemble les marques d'horlogerie et de joaillerie du monde entier. Concrètement, cela passe notamment par la certification des fournisseurs de rang 1 en 2025 et celle de 80% des fournisseurs de rang 2 d'ici 2030.
De même, l'initiative Trasce (pour TRaceability Alliance for Sustainable CosmEtics) lancée en janvier 2024, regroupe 15 acteurs des cosmétiques (comme Chanel, Clarins, Dior, The Estée Lauder Companies, ...). Ces derniers se sont engagés à travailler collectivement pour cartographier leurs chaînes d'approvisionnement sur une plateforme commune : Transparency-One, déjà utilisée par Chanel et Estée Lauder Companies depuis plusieurs années. Cette plateforme garantit à chaque fournisseur la propriété, la sécurité et la confidentialité des données qu'ils partagent, qu'ils s'agissent d'ingrédients ou composants utilisés, d'origines, d'activités, de lieux de transformation ou encore de noms. Mais le secteur de l'industrie de la mode et du luxe n'est pas en reste et des initiatives existent comme celles de l'association Fashion Pact qui regroupe des CEO de grandes marques (Adidas, Celio, Carrefour, Groupe Galeries Lafayette, ...) pour une mode plus durable ou encore l'association Paris Good Fashion qui fédère les acteurs français du secteur, marques, designers, experts, citoyens... Tout comme Transparency-One pour Trasce, la startup Fairly Made aide les entreprises du secteur textile à remonter leur chaîne de valeur via une plateforme fournisseurs et les marques produits avec des KPI's et des indicateurs. « Pour ne pas démultiplier les sources, les données des mêmes fournisseurs entre marques sont mises à disposition les uns pour les autres », explique Mina Bishop.
Une question de temporalité et de connaissances techniques
Verticaliser sa chaîne d'approvisionnement et / ou la raccourcir est un enjeu crucial pour sécuriser les approvisionnements. Mais à l'image d'une réaction en chaîne, « Il faut également une fabrication agile et plus réactive. Pour cela, il faut que les marques puissent raccourcir leurs chaînes de valeur et ajuster la quantité des produits vendus en évitant les stocks. Car aujourd'hui, les marques anticipent les collections 18 mois avant la mise sur le marché », souligne Clarisse Reille, directrice générale de l'IFTH (Institut français du textile et de l'habillement). Or, dans le secteur du textile, la difficulté réside dans les cycles qui diffèrent entre acheteurs et commerciaux et / ou designers créateurs. Car si les premiers raisonnent en cycle long (les acheteurs pour l'achat de matière première), les seconds raisonnent en cycle court. « Nous devons nous engager deux mois avant sur l'achat de matière ce qui prend environ cinq à six semaines. Au total, nous avons 10 à 12 semaines qui sont incompressibles dans le temps », explique la directrice RSE du groupe IKKS. Ce qui dans les cas extrêmes peut conduire soit à un surstock de matières premières, soit à un surstock de produits. Si les temporalités diffèrent entre les métiers, le manque de connaissance technique est un autre point noir : « 80% des acheteurs ne sont pas au courant de ce qui se cache derrière un imprimé car si c'est souvent notifié Made in Portugal ou Italie, la matière première est souvent achetée en Chine », explique Elizabeth Sénécaille. Même avis pour la directrice de l'IFTH pour qui « peu de marques ont une véritable connaissance de la matière et des process industriels. Or, la base de la confection c'est de connaître les textiles. Ainsi, par exemple, sur 10 échantillons 100% coton, la différence de fabrication peut varier de 1 à 11 (sur le tissage, les fibres, ...). C'est une réflexion que vont devoir avoir les achats en raison d'une constante pression sur les prix ». C'est pourquoi, il convient « de désiloter les métiers » et de faire parler entre eux les directeurs des studios et les départements de l'innovation et les achats « qui ne sont pas toujours incentivés sur les mêmes objectifs, explique Juliette Guillou de KPMG, or davantage de fluidité et de consultation tout au long du processus de création permettraient de répondre aux engagements RSE au niveau corporate. ».
L'écoconception : une base vertueuse
L'écoconception est devenue un mantra de l'industrie du textile et de l'habillement. Ainsi, nombreuses sont les marques qui forment leurs acheteurs et/ou leurs fournisseurs sur le sujet comme la marque Petit Bateau qui a formé ses fournisseurs sur l'écoconception ou encore le groupe IKKS. Ainsi, en complément des formations dispensées aux équipes achats sur le sujet, l'entreprise incentive ses acheteurs grâce à des primes pour mieux les sensibiliser aux enjeux sociaux et sociétaux. « Depuis 3,4 ans, nos équipes peuvent bénéficier d'un bonus si elles s'engagent sur des matières RSE », souligne Elizabeth Sénécaille. De même, le groupe Kiabi qui a pris le sujet en main depuis un certain temps souhaite aller encore plus loin. « Jusqu'à présent, nous prenions en compte essentiellement le travail autour des matières premières. Aussi, nous avons travaillé de manière collective avec des merchandiseurs, des acheteurs, des fournisseurs, des relais dans nos différents pays... à l'écriture d'un nouveau cadre d'écoconception sur cinq niveaux, afin de couvrir tout le cycle de vie du produit. Cette approche est également multi-critères, avec des actions d'éco conception permettant de baisser nos impacts en termes d'émissions de CO2, de consommation d'eau et/ou d'occupation des sols. Nous avons ainsi défini cinq niveaux, avec des actions pouvant être travaillées de manière indépendante les unes des autres, et qui couvrent les enjeux des matières premières (niveau 1), des procédés industriels (niveau 2), de l'impact environnemental de nos fournisseurs de tiers 1 (niveau 3), de nos fournisseurs de rangs 2 et 3 (niveau 4) ainsi que l'usage et la fin de vie des produits (niveau 5). C'est ce cadre de référence qui est appliqué par nos équipes de conception pour développer nos collections», développe Caroline Bottin, leader Pôle technique aux collections de chez Kiabi.
Mais les initiatives ne s'arrêtent pas là. Citons pêle-même les démarches liées à la décarbonation avec une révision des politiques de transport. «Nous avons retravaillé nos transports et l'aérien est passé de 35 à 10/15%», selon la directrice RSE d'IKKS, une diminution des emballages plastiques, le fait d'être labellisé refashion et la mise en place des bons de réparation, la mise en avant de la seconde main, ... Le secteur poursuit son inéluctable mue.
Le poids des ONG et des consommateurs
Dans l'industrie du textile et de l'habillement, le poids des consommateurs est énorme. De nombreuses associations à l'image d'Oxfam et du collectif Ethique sur l'Etiquette interpellent régulièrement les autorités et les entreprises du secteur à se montrer plus vertueuses. On ne compte plus les mouvements de boycott et les campagnes sur le sujet comme #PayYourWorkers en 2021 pour le paiement décent des ouvriers du textile en 2021. Pour donner plus de visibilité au consommateur final, les ONG analysent et décomposent le prix d'un tee-shirt. Ainsi, sur le prix de vente d'un t-shirt à 29€, 68% sont dédiés à la marge de la marque et du magasin. La marge de l'usine au Bangladesh, elle, est de 4% et le salaire de l'ouvrier·e ne représente que 0.6% de ce prix final selon un des derniers rapports du collectif Ethique sur l'Etiquette. Ces appels et ces boycotts ne restent pas lettre morte. Ainsi, en 2022, le groupe d'ONG Cotton Campaign a mis fin à son appel au boycott de l'industrie ouzbèke, qui avait recours au travail des enfants et au travail forcé pour la récolte du coton. La raison? L'ONG a estimé que les efforts menés par le gouvernement ouzbek se sont concrétisés à l'occasion de la saison de récolte de 2021. Plus de 300 marques internationales comme Nike, Gap, Tesco avaient suivi ce boycott depuis 2011.
L'effet volumes du Slip français
L'argument souvent avancé de l'absence d'un tissu industriel dans le secteur du textile est « une fausse excuse », selon Guillaume Gibault, fondateur et dg de la marque de sous-vêtements le Slip français entreprise qui travaille avec des partenaires dans les 4 coins de l'Hexagone (Posson Packaging pour les emballages dans la Sarthe ou encore Logtex pour la logistique en Moselle, ...). Car, toujours selon lui, « On a bien réussi à fabriquer des masques en urgence en France pendant la pandémie de la Covid-19. Il existe des industries françaises capables de réaliser de la confection et de la conception mais pour faire du Made in France il faut être courageux et audacieux. Avec un vrai sujet qui reste celui du bon prix ». Cependant, dans le secteur du textile faire du Made In France ressemble davantage à un acte militant. « Participez à la plus grande précommande de France pour rendre le Made In France accessible » affiche le site du slip français. Ainsi, depuis 18 mois, la marque classée comme la plus grande entreprise de textile 100% Made in France et entreprise à mission depuis 2020 s'est lancée dans une opération dite de gros volumes, baptisée (R)Evolution. La stratégie ? Le lancement d'une grosse commande en jouant sur les économies d'échelle et l'effet de massification qui permet au final de diviser le prix de vente d'un produit par 2. L'objectif commercial ? Atteindre 500 000 précommandes au 31 juillet. Ces effets de volumes permettraient une économie de -25 % sur la matière, -22 % sur la confection et -18 % sur le transport, selon le site techniques de l'ingénieur. L'organisation des postes de travail a été revu dans les usines de confection et l'effort est aussi porté sur le design avec une simplification du produit vendu. Un exemple : la cocarde est directement tissée dans le jacquard, ce qui supprime une étape dans la confection.