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Louis Gallois : "La France devrait faire de la réindustrialisation une priorité nationale"

Publié par Aude Guesnon le - mis à jour à
Louis Gallois : 'La France devrait faire de la réindustrialisation une priorité nationale'

Fortement engagé en faveur de la réindustrialisation, Louis Gallois, coprésident de la Fabrique de l'Industrie, souhaite notamment "un ministère de l'Industrie qui soit un ministère de pleine exercice" et demande que "les grands groupes qui reçoivent des aides de l'Etat soient fortement incités à en faire bénéficier leur chaîne de fournisseurs".

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Louis Gallois nous avait fait l'honneur d'une keynote d'ouverture sur le thème de la réindustrialisation à l'occasion des Trophées Décision Achats / CNA, qui se sont déroulés en septembre dernier. Rencontre avec ce grand homme de l'industrie:

Quel lien entreteniez-vous avec les achats lorsque vous présidiez aux destinées de grands groupes industriels ? Et quel regard portez-vous sur cette fonction ?

J'ai travaillé dans l'aéronautique et l'automobile, qui sont deux industries d'assemblage qui achètent énormément. Airbus, par exemple, fait en interne 10 à 12% de sa valeur ajoutée. Le reste est acheté, pas entièrement par Airbus puisque les moteurs (qui représentent environ 20% du prix) sont achetés par les compagnies aériennes. Dans l'automobile, le rapport est un peu moindre mais l'essor du véhicule électrique va entraîner des achats massifs. Ce sont des secteurs où la fonction achats est essentielle.... C'est une très lourde responsabilité d'être acheteur dans ces entreprises. Mais les achats ont deux missions contradictoires puisqu'ils doivent acheter le meilleur produit au meilleur prix, tout en s'assurant de la résilience de leur chaîne de fournisseurs de telle manière qu'elle soit disponible dans la durée. On le voit bien dans l'affaire des semi-conducteurs. L'industrie de l'automobile est extrêmement dépendante d'un certain nombre de fournisseurs.... Il faut s'assurer de la capacité de la chaîne de fournisseurs à se développer, à être compétitive, productive, innovante pour pouvoir compter dessus. Ce qui peut être en contradiction avec le besoin d'obtenir le meilleur coût. Il faut arbitrer entre les deux. Et ce sont des arbitrages qui peuvent remonter jusqu'au patron de l'entreprise.

C'est une fonction qui évolue naturellement. Les achats ont bien conscience d'être liés à leur chaîne de fournisseurs. Ils apportent souvent un soutien à leurs fournisseurs en matière de conseil, de conseil qualité, de conseil productivité et quelque fois leur demandent de se regrouper pour être suffisamment costauds.

Jusqu'à présent, les fournisseurs étaient des façonniers mais on leur a demandé de prendre la responsabilité de designs spécifiques ; de s'équiper en bureaux d'étude. Le dialogue est complexe et engage très fortement l'avenir de cette chaîne, du donneur d'ordres aux échelons les plus bas.

C'est une fonction très délicate et essentielle dans les entreprises au sein desquelles j'ai exercé, que ce soit à la SNCF, chez PSA ou Airbus.

La relocalisation des achats est-elle une bonne réponse aux problématiques actuellement rencontrées par l'industrie et, plus globalement, par les acteurs économiques ?

La relocalisation est pour moi un concept trop réducteur. Dans la relocalisation, je crains l'idée que l'on rebâtisse le tissu industriel d'il y a 20 ans. Or, il faut développer une industrie forte mais qui ne sera pas la copie de celle qui a existé dans le passé. Il est de toute façon essentiel que la fonction ait toujours plusieurs fers au feu, qu'elle veille à ne jamais être en situation de dépendance telle que la défaillance d'un fournisseur puisse mettre une industrie en difficulté. Il faut éviter autant que possible la simple source et développer le multisource.

Vous préférez parler de réindustrialisation.... Sur quoi les efforts devraient-ils selon vous, d'abord porter ?

On constate que les Chinois et les Américains sont engagés dans une politique qui dépasse les entreprises et qui engage les états sur la ré-internalisation des chaînes de valeur. Je pense que l'Europe doit avoir une réflexion, sur cette ré-internalisation ; se saisir de cette mission. Si non, elle va devenir le champs clos de l'affrontement entre la Chine et les Etats-Unis. On le voit dans notre immense dépendance sur les semi-conducteurs, par exemple. Mais il y a beaucoup d'autres sujets tels que la santé, etc.

Je pense qu'il y a trois axes forts à privilégier :

La technologie. La France doit monter en gamme pour échapper à la dictature des coûts. La moyenne gamme est confrontée à une concurrence mondiale importante - nous faisons face à des pays dont le coût de la main d'oeuvre est très inférieur au nôtre - et, pour sortir de cet étau, il faut monter en gamme. Et la montée en gamme, c'est de la technologie, c'est de l'innovation.

L'industrie doit être écoresponsable - Nous devons disposer, en France et en Europe, des industries de l'avenir. Produire des batteries, des plastiques biodégradables, les outils d'économie d'énergie et notamment des logiciels de gestion des réseaux électriques, qui devient de plus en plus complexe avec l'arrivée des énergies alternatives intermittentes. Il faut investir dans les économies d'énergie, dans la construction - Saint-Gobain, par exemple, est très bien placé - la gestion de l'énergie par les particuliers, la domotique - ce que fait très bien Scheider Electric. L'industrie est engagée dans une course à la réduction des émissions de CO2 et des déchets non recyclables.

Le troisième axe est celui de la souveraineté qui peut s'exprimer au niveau européen et au niveau national. Au niveau national, il y a trois secteurs qui me paraissent essentiels que sont la santé, l'agroalimentaire et l'industrie de la défense. Au-delà de ces approches sectorielles, il y a une approche technologique. Un des élément clef de la souveraineté est la maîtrise des technologies, ce qui suppose un effort de recherche important. Or il est insuffisant en France où nous sommes à 2,2% du PIB alors qu'il devrait représenter a minima 3% du PIB rapidement, soit 20 milliards de plus par an si nous voulons rester dans la course et dialoguer d'égal à égal avec des pays qui font de la recherche de haut niveau. L'Allemagne est à 3,1% ; les Etats-Unis sont à 3,5% et l'effort de recherche des Coréens représente 4.5% de leur PIB... on en voit les résultats aujourd'hui.

Quelles erreurs ont été commises par le passé ? Privilégier la moyenne gamme n'a-t-il pas été un choix politique d'après-guerre ?

Nous avons eu des périodes industrielles fortes. La période gaulliste et pompidolienne a porté l'effort sur le nucléaire, les télécoms, l'aéronautique et divers sujets de pointe, c'est à dire sur de la haute technologie. Il y a eu des succès, inégaux, certes, - le plan informatique a été un échec - mais il y a eu des succès remarquables, dont celui du nucléaire.

Je pense toutefois que le pays n'a pas fourni depuis trente ans les efforts nécessaires en termes d'innovation pour sortir de la moyenne gamme. Durant des années, l'industrie n'a pas été une préoccupation politique forte. On a laissé filer notre industrie. Au moment même où on créait une monnaie unique, à Maastricht, avec les exigences que cela entraînait, la France a créé des conditions de compétitivité discutables, notamment avec les 35H et l'accroissement des charges sociales.

L'erreur qui a été faite est de ne pas s'être intéressé à l'industrie française, mais depuis 2010, les choses bougent.

Quel devrait être le rôle des entités publiques pour contribuer à la réindustrialisation ?

Je pense que la France devrait faire de la réindustrialisation une priorité nationale. Un consensus peut être visé sur ce point, tant l'urgence est évidente. L'Etat, avec l'accord du Parlement, devrait planifier son effort, fixer des objectifs, définir des moyens avec un ensemble de lois de programmation. Il faut un très fort investissement politique. Il y a un haut-commissaire au plan, il pourrait s'en saisir. On peut imaginer que le président de la République, qui préside les conseils de défense, décide de créer un Conseil du plan pour piloter cette politique de reconquête industrielle.

J'ai beaucoup d'estime pour ce que font les Coréens. En 2000, ils ont lancé un plan qu'ils ont appelé "cyber". Alors qu'ils étaient en retard sur l'électronique, 20 ans après, ils ont les plus belles entreprises électroniques au monde : LG, Samsung. Ce sont eux qui nous fournissent, ou pas, les semi-conducteurs, les batteries, et c'est le pays le plus connecté du monde. La détermination et la cohérence dans l'effort a payé.

Je propose un ministère de l'Industrie qui soit un ministère de plein exercice. Aujourd'hui, Mme Pannier-Runacher, qui est rattachée à Bruno Le Maire, ne dispose pas d'un certain nombre d'outils. Il faudrait, en particulier, que l'énergie et la recherche technologique lui soient rattachées.

Nous avons mené une analyse des territoires, en collaboration avec l'observatoire des Territoires d'industrie et nous partageons le même diagnostic : L'Etat doit s'engager dans un aménagement du territoire qui soutienne les écosystèmes dynamiques locaux. L'étude que nous avons menée montre que des territoires se développent, créent de l'emploi industriel et démontrent que la réindustrialisation est possible. Prenons l'exemple de la Vendée, du bassin de Saint-Nazaire, d'Alès : ils ont beaucoup souffert mais ils sont en train de rebondir et c'est très encourageant. C'est souvent une question de personnes, - élus, chefs d'entreprise, animateurs locaux, etc- , et de volonté. Si les gens travaillent ensemble, ils peuvent réaliser de grandes choses et regagner une attractivité industrielle.

La puissance publique, Etat et Régions, doit soutenir ce dynamisme en créant les structures nécessaires pour assurer les services essentiels à l'implantation d'activités : les centres de formation, les routes à 4 voies, le très haut débit et assurer la présence d'un certain nombre de services publics essentiels. Nul ne veut aller vivre dans un désert médical, par exemple.

Lire la suite de l'interview en page 2 de cet article: Créer un mécanisme d'orientation de la commande publique vers des innovations et des prototypes élaborés par des PME avec un objectif de 2% des achats courants de l'Etat - / - Légiférer pour contraindre davantage ? - Il y a des capacités d'investissement que nous n'avons pas et des savoir-faire que nous n'avons pas... La bataille n'est-elle pas perdue d'avance, dans certains secteurs, du moins? - L'inclusion


Dans le cadre du rapport Gallois, vous proposiez notamment de créer un mécanisme d'orientation de la commande publique vers des innovations et des prototypes élaborés par des PME avec un objectif de 2% des achats courants de l'Etat...

L'idée reste bonne ! Je crois que la commande publique peut être un moyen de soutenir et de renforcer le tissu industriel français. Je sais bien qu'il y a des règles communautaires qu'il faut respecter qui font que les marchés publics sont ouverts au niveau européen. Mais cela n'empêche pas d'avoir une politique d'achats publics qui vise à avoir un impact sur le tissu industriel français.

Prenons les hôpitaux qui représentent 18 milliards d'euros d'achats par an.... Est-ce qu'il y a une vision de politique industrielle qui permettrait à l'industrie française de répondre sur ces 18 milliards, dans une proportion plus importante que celle que nous connaissons actuellement ? Il faudrait que le tissu industriel français ait une vision claire de ce que veut faire l'Etat dans ces domaines. Cela éclairerait les décisions des entreprises.

La Commande Publique n'est pas un outil facile à manier car l'Etat veut faire des économies et en même temps, il faut respecter les règles de l'Union européenne. C'est à partir de ces contraintes qu'il faut dessiner un chemin vers une politique économique incitative en matière de politique industrielle. Et je crois que c'est possible.

La commande publique éclaire, et dans cette politique, j'avais proposé que les PME trouvent leur place... je pense que cela reste d'actualité.

Faut-il légiférer pour contraindre davantage ?

Ce n'est pas uniquement une question de loi. Je voudrais savoir s'il existe, au sein du ministère de la Santé, par exemple, une cellule industrielle ? Est-ce que ce ministère, qui achète énormément dans des domaines extrêmement sensibles - on l'a vu avec les vaccins - a une politique industrielle ? Est-ce que la volonté - légitime - de diminuer les coûts pour la Sécurité sociale ne l'emporte pas excessivement sur la priorité du renforcement du tissu industriel français ? Quel type de dialogue le ministère de la Santé a-t-il avec les industries du secteur de la santé ?...

En 2012, vous préconisiez que les grands groupes qui bénéficient d'aides de l'État soient obligés d'associer les fournisseurs et les sous-traitants à leurs actions.... Où en est-on aujourd'hui ?

Le Programme d'Investissement d'avenir soutient prioritairement les projets d'innovation associant plusieurs entités : laboratoires, entreprises... Mais ce sujet me paraît toujours d'actualité. Il faut inciter les grands groupes qui reçoivent des aides de l'Etat à en faire bénéficier leur chaîne de fournisseurs. Dans le dossier présenté pour obtenir des aides publiques, l'élément de renforcement de la chaîne des fournisseurs doit être développé et recevoir une vraie priorité.

Dans réindustrialiser, il y a une notion de retour.... or il y a des capacités d'investissement que nous n'avons pas et des savoir-faire que nous n'avons pas... La bataille n'est-elle pas perdue d'avance, dans certains secteurs, du moins ?

Nous avons en Europe des atouts, de vrais savoir-faire. Sur les semi-conducteurs, par exemple, nous avons STMicroelectronics, qui est une entreprise franco-italienne, Infineon, qui est une entreprise allemande, MSL, société hollandaise qui fournit dans le monde entier des machines qui permettent justement d'obtenir les précisions demandées dans la fabrication des semi-conducteurs.

Nous ne sommes pas dépourvus de moyens. Nous n'avons certes pas la capacité de financement exceptionnelle des Taiwanais qui vont mettre 15 milliards d'euros sur la table, pour développer une nouvelle génération de semi-conducteurs, mais nous pouvons attirer ces industriels. Le Président Macron s'y emploie avec TMSC.

Le secteur des semi-conducteurs est un secteur où l'Europe peut regagner une autonomie plus importante et je pense qu'il est essentiel qu'elle le fasse. Les Chinois sont dans la même situation que nous ; ils se battent de la même façon. Si Taïwan et les Coréens sont capables de le faire, nous pouvons aussi le faire. Il n'y a aucun obstacle. Mais cela suppose que l'industrie européenne en fasse un très grand projet. Il y a peu de domaines dans lesquels nous sommes incapables d'aller.

Lorsque Airbus a été lancé, tout le monde pensait que c'était une folie. Mais il y a des hommes qui y ont cru et qui ont mené cette aventure avec persévérance. Airbus n'a rien à envier aujourd'hui en matière technologique à Boeing. Il n'y a pas de bataille perdue.... Dès lors qu'on a envie de les mener.

C'est évidemment difficile de ramener rapidement en Europe de l'Ouest des produits de très grande consommation tels que l'habillement, où la concurrence par les coûts fait rage. Mais il y a aussi de belles réussites dans ce secteur qui prouvent que cela est faisable. Prenez Bleu Forêt qui montre que l'on peut fabriquer en France, dans les Vosges, en l'occurrence. Ils jouent l'image du made in France et du haut de gamme. Ils se battent bien et montrent que cela peut marcher. Le Slip Français est aussi une belle réussite, qui montre que les consommateurs sont capables de payer plus cher pour avoir des produits de qualité fabriqués en France. Sur tous les secteurs il peut y avoir du haut de gamme.

Vous êtes connu pour vos engagements en faveur de l'inclusion, estimez-vous que les entreprises françaises en font assez en la matière? Les valeurs humaines sont-elles assez prises en compte par les acteurs économiques ?

Je suis persuadé qu'il y a une place pour que les entreprises s'investissent dans une politique de lutte contre l'exclusion. Je demande d'ailleurs aux acteurs économiques qui peuvent le faire de soutenir, notamment, l'économie sociale et solidaire, les chantiers d'insertion, les ESAT, le travail adapté, au travers de leur politique RSE. Il y a déjà un certain nombre de choses qui se font. PSA, par exemple, devenu désormais Stellantis, soutient des garages solidaires, a fourni des masques pour les centres d'hébergement. Les entreprises ont su se mobiliser durant la crise de la Covid et c'est un bon exemple de ce qu'il est possible de faire.

Pensez-vous qu'il y a suffisamment d'incitations ?

Je crois que les incitations viennent de l'extérieur et de l'intérieur en même temps. La notation extra financière en est une, venue de l'extérieur ; en interne, les salariés veulent donner du sens à l'action de leur entreprise. Le soutien à la lutte contre l'exclusion donne du sens.

Je me souviens d'une réunion des Banques Alimentaires à laquelle participait le patron de Pomona à qui j'avais demandé ce qui le conduisait à participer à l'action des Banques Alimentaires : il m'a répondu "parce que mes employés me l'ont demandé. Ils me disent que le gaspillage alimentaire est inacceptable. Cela donne un sens à l'activité de mes salariés". Les salariés doivent se retrouver dans l'action de l'entreprise. C'est un enjeu important.

Biographie express:

Diplômé de l'Ecole des hautes études commerciales et de l'Ecole nationale d'administration (promotion Charles de Gaulle), après une carrière dans l'administration publique, Louis Gallois devient successivement p-dg de la Snecma (1989), d'Aérospatiale (1992), président de la SNCF (1996), président exécutif d'EADS N.V. (2007) et président du conseil de surveillance de PSA (2014-2021). Il est co-président de La Fabrique de l'industrie depuis sa création en 2011.

 
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