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Rapport choc du Sénat sur la commande publique : "Y a-t-il un pilote dans l'avion ?"

Publié par Geoffroy Framery le | Mis à jour le

Santé, énergie, numérique, infrastructures... Chaque année, l'État et les collectivités engagent près de 15 % du PIB via leurs achats publics. Pourtant, cette manne reste largement sous-exploitée, au détriment des PME, de la transparence et de l'efficacité. Le Sénat plaide pour un pilotage centralisé et une commande publique au service de la relance industrielle. Le décryptage de la rédaction.

Infrastructures, énergie, numérique, santé, éducation... Avec quelque 400 milliards d'euros engagés chaque année, la commande publique représente près de 15 % du PIB national et concerne l'ensemble des secteurs stratégiques. Après quatre mois d'enquête et d'audition, la commission d'enquête a rendu ses conclusions le 10 juillet. Selon le rapport sénatorial, cette puissance de frappe économique est sous-exploitée, faute d'un manque de pilotage. « Y a-t-il un pilote dans l'avion, s'interroge le sénateur Dany Wattebled (Les Indépendants - Nord), rapporteur de la commission. Nous avons découvert un système aussi éclaté qu'opaque, sans vision partagée, où chacun agit selon sa propre feuille de route. »

Le paysage institutionnel est en effet morcelé entre la Direction des achats de l'État (DAE), la Direction des affaires juridiques (DAJ), le Commissariat général au développement durable (CGDD) et divers ministères ou établissements publics. Cette fragmentation nuit à l'efficacité globale. La commission d'enquête du Sénat propose donc une refonte du pilotage, en confiant la responsabilité politique au cabinet du Premier ministre, seul à même de coordonner une approche interministérielle. « La commande publique doit cesser d'être un objet technocratique pour redevenir un outil stratégique au service de l'intérêt général », analyse Dany Wattebled. Un débat annuel devant le Parlement permettrait d'instaurer une culture du résultat et de fixer des objectifs macroéconomiques clairs.

Un gisement sous-exploité pour les TPE PME

La commande publique pourrait, à elle seule, constituer un levier de croissance majeur pour les petites entreprises françaises. Pourtant, les chiffres déçoivent. À peine 30 % des marchés bénéficient aux PME, et moins de 15 % aux microentreprises. « C'est un gâchis économique et social, estime la sénatrice Marie-Hélène Des Esgaulx (LR - Gironde). Les petits acteurs restent largement tenus à l'écart, souvent par méconnaissance des opportunités ou à cause d'obstacles administratifs insurmontables. »

La commission milite pour un Small Business Act à la française, à l'instar des dispositifs américains ou italiens. Il s'agirait de réserver systématiquement au moins 30 % des marchés aux TPE PME, en adaptant les procédures avec systématiquement, la réduction des exigences financières et techniques, la publication des grilles de notation, l'incitation à la décomposition des lots. « Si l'on veut vraiment réindustrialiser nos territoires, il faut que la puissance publique commence par faire confiance à son tissu économique local », souligne la sénatrice. Le recours à la négociation, encore trop limité dans la commande publique, pourrait être étendu pour permettre un dialogue plus souple et constructif, notamment dans les procédures dites adaptées.

Simplifier sans affaiblir, l'équilibre attendu par les acheteurs publics

Du côté des collectivités territoriales, la complexité du droit de la commande publique génère une inertie préoccupante. Les élus locaux se plaignent d'un empilement de règles, souvent mal comprises, qui engendrent une forme d'autocensure. « Trop de communes renoncent à passer certains marchés de peur de se tromper ou de subir un contentieux », explique Jérôme Durain (PS - Saône-et-Loire), membre de la commission. À cela s'ajoute le manque de moyens humains et juridiques pour sécuriser les procédures.

Le rapport propose plusieurs mesures concrètes, au premier rang desquelles la création d'un « passeport de la commande publique ». Ce document regrouperait l'ensemble des pièces administratives nécessaires pour candidater, et pourrait être mutualisé entre plusieurs acheteurs publics. « L'objectif est de réduire la charge administrative pour les entreprises, mais aussi de fiabiliser l'analyse des offres », résume Jérôme Durain. Le rapport recommande également de faciliter le remplacement d'un titulaire en défaillance, sans obligation de relancer une nouvelle procédure, dans des conditions encadrées. Par ailleurs, il suggère d'étendre les groupements de commandes intercommunaux pour mutualiser les fonctions achats et renforcer les compétences.

Pilotage par la donnée, la grande carence de l'État

Le sujet n'est pas neuf. La commande publique française souffre d'un retard criant en matière de transformation numérique et de pilotage par la donnée. Actuellement, seuls les marchés supérieurs à 90 000 euros font l'objet d'un recensement statistique obligatoire, ce qui laisse dans l'ombre plus de la moitié des achats publics. « C'est une anomalie majeure, qui empêche toute vision d'ensemble, toute évaluation sérieuse, toute politique publique fondée sur des faits, déplore Dany Wattebled. Nous avons découvert que la donnée n'était ni centralisée, ni fiable, ni interopérable. »

Pour y remédier, le rapport recommande une réforme en profondeur avec l'obligation de collecte et de publication dès le premier euro engagé, la création d'un portail unique interopérable entre profils acheteurs, et la publication obligatoire des programmations pluriannuelles d'achats par les grandes entités publiques. Ces programmations permettraient aux fournisseurs d'anticiper les besoins à venir, de se structurer et de nouer des partenariats. « Il faut instaurer une culture de la transparence et du dialogue économique sur le temps long », plaide la commission.

Souveraineté économique, le maillon manquant

Au coeur du rapport sénatorial figure une critique frontale de la dépendance accrue de l'État à l'égard de fournisseurs étrangers, notamment dans les secteurs numériques et technologiques. Le cas du Health Data Hub, confié à Microsoft Azure, reste emblématique de cette stratégie paradoxale. « On parle de souveraineté à longueur de discours, mais dans les faits, l'État continue de confier ses données sensibles à des opérateurs soumis au droit américain », s'indigne Marie-Hélène Des Esgaulx.

Le rapport appelle à une application stricte de la loi SREN, qui impose l'hébergement souverain des données publiques sensibles. Il propose également d'introduire dans les cahiers des charges une clause de non-soumission aux législations extraterritoriales, comme le Cloud Act américain. Une autre mesure forte consiste à exiger une traçabilité de la valeur créée sur le territoire en termes d'emplois, de sous-traitance locale, et d'innovation. « La commande publique doit redevenir un levier de stratégie industrielle. C'est une question de sécurité économique », avertit la sénatrice.

La relance par la commande publique, un horizon encore flou

Les 67 recommandations du rapport tracent une feuille de route ambitieuse pour redonner du sens et de l'efficacité à la commande publique. Mais leur mise en oeuvre dépendra d'un volontarisme politique encore incertain. « Tout est sur la table, mais rien n'est acquis », reconnaît Dany Wattebled. Il appelle le gouvernement à se saisir sans attendre des propositions, en annonçant un calendrier législatif et réglementaire dès la rentrée.

Plus largement, la commission estime que la commande publique doit être érigée au rang d'outil majeur de la relance industrielle, de la transition écologique et de la cohésion territoriale. « Ce n'est pas un sujet technique réservé aux juristes. C'est un sujet de politique économique, de souveraineté, de justice sociale », conclut le rapporteur. En d'autres termes, la puissance publique doit cesser de se comporter en simple gestionnaire d'appels d'offres et redevenir stratège.

Les mesures phares du rapport

  • Création d'un passeport de la commande publique
  • Plan triennal de programmation des achats publics
  • Objectif de 30 % de marchés réservés aux TPE PME
  • Clause de souveraineté numérique obligatoire
  • Collecte et publication des données dès le premier euro dépensé
  • Remplacement simplifié des titulaires en défaillance
  • Extension des possibilités de négociation pour les acheteurs
  • Harmonisation européenne pour faciliter un Small Business Act à la française